Mario Bellatin

Mario Bellatin (C) JL Bertini
Photographie (C) Jean-Luc Bertini

Présentation

Approcher Mario Bellatin, c’est accepter de ne rien maîtriser, entrer dans le domaine de l’imposture. Pour converser avec lui, il faut déjà être sûr de l’avoir, lui, devant soi. Nous avons pu le vérifier le jour de l’entretien où, alors que nous avions rendez-vous à son hôtel à treize heures, on nous annonça qu’il était introuvable, qu’on l’avait appelé plusieurs fois dans sa chambre, que « ça » ne répondait pas et que le journaliste de onze heures avait attendu en vain. Mais nous sommes La Femelle du Requin, et un hall d’hôtel quatre étoiles, cela nous convient parfaitement pour camper durant des heures, s’il le faut, dans l’attente d’une apparition de l’homme au crochet. Surtout quand nous saluons Jorge Volpi et, qu’enlisés dans de doux et mouvants sofas, nous voyons défiler la pléiade d’auteurs mexicains invitée au Salon du Livre de Paris. De plus, l’oeuvre de Bellatin nous a accoutumés au caractère incertain d’un temps où se mêlent passé, présent et futur.

Au bout d’un certain temps donc, un début de rêve collectif et une intuition d’érection nous poussent à nouveau vers les regards goguenards de la réception. Adoptant la méthode Bellatin, nous décidons d’inquiéter les urubus de l’accueil en leur disant d’une voix songeuse qu’après moult coups de téléphone, il s’avérait que notre auteur n’était « nulle part ». Ce fut le « sésame, ouvre-toi » de l’espace parallèle dans lequel était plongé Mario Bellatin : un nouvel appel dans sa chambre et, enfin, la voix de notre auteur surgit des brumes d’une autre dimension. Nous avions réussi à tirer l’écrivain d’un rêve irritant qu’il ne manquerait pas de nous raconter lors de l’entretien, après nous avoir expliqué qu’il avait écrit jusqu’à six heures du matin et avait pris d’étonnants cachets pour s’éloigner un peu de notre monde.

Nous n’avons pas parlé avec Mario de ses origines, de son enfance et de son parcours. Sans doute vaut-il mieux ne rien savoir de lui avant d’aborder son oeuvre, c’est du moins ce qu’il semble souhaiter. Il aime tant laisser se fourvoyer les exégètes de son passé, certains de ses livres semblent si souvent renvoyer à des caractéristiques du personnage pour mieux nous confondre, qu’il est préférable de combler les trous en se penchant sur le nombre maintenant conséquent de romans, courts il est vrai, que l’auteur a produits depuis son premier texte, Mujeres de sal, non traduit en français. Jusqu’à ce jour, seulement huit de ses livres sont parus en France, alors qu’il en a écrit le double.

Mario Bellatin, que d’aucuns définissent comme « traducteur de livres inexistants », est un artiste de littérature, choisi par l’écriture pour nous immerger dans des mondes de faux-semblants où le lecteur doit accepter de se perdre. Mario Bellatin se joue de nous. Il nous attire vers des univers que nous croyons reconnaître, des personnages qui semblent bien définis, pour mieux nous égarer, soudainement ou peu à peu, en perturbant l’espace et le temps, en métamorphosant certains protagonistes, en déstabilisant la frontière entre réalité et fiction. Il est ce père trompeur et assassin qui vous guide par la main pour mieux vous lâcher seul au milieu de la foule des sentiments bousculés, entre rire, inquiétude et malaise. Le jeu consiste aussi à nous cacher un élément clef de l’histoire, ce qui donne au récit un caractère incertain et ouvre des pistes diverses d’interprétation : le non-dit parasite toujours ce qui est conté. Cette confusion est renforcée dans certains livres par l’introduction de photographies qui nous troublent, en nous laissant tiraillés entre référence au réel et imitation du possible. D’autre part, Mario Bellatin semble vouloir autant travailler ses textes que le lecteur et aime à manipuler la forme même de la narration pour offrir des textes brisés, des combinaisons de fragments, qui achèvent de mener celui qui lit vers un ailleurs bien mérité. Délicieusement dérangeant, donc.

Pendant l’entretien, en bon derviche tourneur qu’il fut, Mario Bellatin a provoqué un tourbillon d’idées et nous a laissés étourdis par sa transe verbale, victimes peut-être d’une de ses expériences.
En sortant de l’hôtel, il nous présente à Margo Glantz, toujours aussi irritée par la femme qui continue à accrocher à la poignée de sa porte des sacs de foies.

Mario Bellatin

Bibliographie

Salon de beauté
(Salón de belleza, 1994 ; Stock, 2000)
Autrefois, des dizaines d’aquariums peuplaient le salon, quand le narrateur et ses deux associés, portant des habits féminins, prenaient soin des épidermes abîmés de leurs vieilles clientes. Après leur journée de travail, tous les trois allaient se poster dans les avenues du centre pour attirer les hommes de la nuit.
Un jour, certains poissons se sont couverts d’étranges champignons et ont commencé à dépérir. Le narrateur, lui, a commencé à recueillir dans son salon des amis, des étrangers aussi, atteints par le mal et qui n’avaient pas de lieu où mourir. Tous étaient pareils : des corps en voie de disparition, irrémédiablement contaminés, auxquels on ne pouvait souhaiter que de passer le moins de temps possible dans ce qui était devenu le Mouroir.
Demeuré seul propriétaire des lieux, le narrateur y a instauré un ordre implacable après le désordre de sa vie d’antan. Il s’est occupé de tout, toilette et nourriture des malades, assistance sans affection. Il a vu les grandes vagues d’attaque du mal emplir la fosse commune et vider le Salon Mouroir qui jamais ne tardait à se repeupler.
Maintenant, de plus en plus de personnes viennent mourir dans le salon de beauté où il ne reste plus qu’un aquarium occupé par la dernière génération de guppys que le narrateur tente de maintenir en vie. Mais lui aussi ressent les premiers symptômes de la maladie, alors surgissent les questions et réflexions qui accompagnent l’ultime solitude. C.C.

Shiki Nagaoka : Un nez de fiction
(Shiki Nagaoka: Una nariz de ficción, 2001 ; Passage du Nord/Ouest, 2004).
Comme souvent, Bellatin a le nez creux de qui sait débusquer les truffes littéraires. Il nous livre ici la biographie érudite et mystérieuse du célèbre écrivain nippon Shiki Nagaoka qui, à cause de son nez « hors du commun », « fut considéré comme un personnage de fiction » voire comme le symbole de « la prochaine invasion belliqueuse de l’occident ». Nous suivons la vie trépidante de Shiki : sa naissance dans une famille aristocratique, ses débuts comme auteur de récits brefs entre dix et vingt ans (des monogatarutsis, si l’on en croit Bellatin), sa réclusion dans un monastère bouddhiste pendant treize ans où il affronta vaillamment les flammes d’un incendie aux origines douteuses, les stratagèmes mis en place pour supporter ou diminuer son tarin (en le faisant bouillir, en l’écrasant, en demandant à un tiers de le soutenir). Nous comprenons que, comme tout artiste, Shiki s’est construit en réaction : les moqueries de ses condisciples lui riant au nez, les conflits avec sa famille qui le répudia parce qu’il s’était fait moine, mèneront Shiki à la photographie (qui associe réaction, contraste et composition) et à rencontrer l’écrivain Tanizaki Junichiro, venu faire développer ses photos de salle de bain dans le petit kiosque que Shiki tenait et où il finira assassiné par des crapules…
Enfin, Bellatin enrichit cette biographie de superbes photos d’époque, montrant Shiki et son univers, ainsi que les objets importants de son quotidien nasal (baguette pour pressurer le nez ; petit vase pour en recueillir la graisse…). Bellatin se permet même, en dernière page, d’évoquer toute la matière fictionnelle qu’il pouvait tirer de ce destin et de cette oeuvre extraordinaires, s’il avait voulu rajouter un doigt de fiction… L.R.

Flore
(Flores, 2001 ; Passage du Nord/Ouest, 2004)
Trente-sept textes composent ce livre. Bien qu’ils puissent être lus indépendamment les uns des autres, il convient de les lire en continuité afin de saisir l’imbrication complexe défiant la chronologie créée par Mario Bellatin.
Puisque « La somme fait le tout », commençons : un médicament mis sur le marché, trente ans plus tôt, a nuit à des centaines de foetus. Le docteur Zumfelde, assisté d’Henriette Wolf qui pense vivre les prémices de l’Apocalypse, se charge de diagnostiquer si les malformations de ses clients sont liées ou non à ce médicament. Résultat d’un inceste entre un frère et sa soeur, les célèbres jumeaux Kuhn ont été recueillis par Alba la poétesse. Devenus adultes, ils se produisent au cours de soirées SM animées par la corporation des bouchers. Un écrivain, qui porte une prothèse à la jambe et étudie les différentes pratiques sexuelles de ses compatriotes, s’ingénie à modifier les coutumes religieuses de la mosquée qu’il fréquente. Sa vie est marquée par les nombreux rêves hallucinatoires qu’il fait. En parallèle, le gouvernement envisage de nettoyer le quartier insalubre baptisé Hell Kitchen. Brian, séparé d’avec sa femme Marjorie, est pris dans l’hôpital où il végète avec une seringue à la main, près de son fils… L’Amant automnal offre un logement à l’écrivain mais lui reproche le décès de sa tante Eva pour lequel il se réconforte dans les bras d’un musicien, le veuf d’Alba…
Ces multiples histoires, imbriquées les unes aux autres, aux récits tronqués, dégagent une atmosphère de fin du monde en même temps qu’elles agressent la construction romanesque. Cet assemblage torturé interroge les mythologies urbaines, l’anormalité et la recherche d’une organisation dans le chaos social. Alors Flore se fait vénéneux, piquant et âpre. Son parfum est celui des tas d’ordures sur lesquels, on le sait, poussent les plus beaux bouquets… S.N.

Le Jardin de la dame Murakami
(El jardín de la señora Murakami, 2000 ; Passage du Nord/Ouest, 2005)
Étudiante en théorie de l’art, Izu doit s’occuper de son père malade, ancien organisateur du jeu clandestin et mortel des trois pierres blanches contre les trois pierres noires. Cherchant l’équilibre entre la modernité et la tradition, elle poursuit ses recherches sur fond de querelle entre les anciens (les Conservateurs radicaux) et les modernes. Elle écrit un article courageux sur la collection Murakami dont elle est la première à relever les erreurs dans une critique « fondée et audacieuse ». Mais ses mentors la déçoivent...
Le récit à la chronologie non linéaire tourne lentement autour du mariage d’Izu avec le veuf mystérieux, riche et machiavélique M. Murakami qui fera de ce mariage un règlement de compte personnel. Son premier prétendant mort de la rage, son deuxième fiancé parti à San Francisco, elle devient Mme Murakami, malgré la sulfureuse réputation de ce dernier et les conseils de sa mère.Il meurt après avoir réclamé une dernière fois les seins d’une ancienne servante. Izu, furieuse, saccage les bambous du jardin où, plus tard, elle apercevra le fantôme de M. Murakami.
Mario Bellatin laisse fuir des informations par demi-touches, et progresse également dans le non-dit, le canular et la marge : les notes de bas de page sur le vocabulaire ou certains aspects culturels du Japon ou d’ailleurs (Francis Bacon : « peintre anglais » ; Kimono : « costume traditionnel confectionné surtout par les femmes »), nimbent le texte d’un hyperréalisme décalé et ironique pour le plus grand plaisir du lecteur qui évolue alors dans un jardin démantelé dont il recrée lui-même l’agencement. L.R.

Jacob le mutant
(Jacobo el mutante, 2002 ; Passage du nord/Ouest, 2006)
Excellent récit que ce Jacob le mutant ! Court, il permet d’être rapidement relu afin de tenter de comprendre les enjeux de cette étrange histoire. Mario Bellatin écrit un compte-rendu sur La Frontière, roman inventé de Joseph Roth. Dans celui-ci, on suit la vie de Jacob Pliniak, rabbin, de sa femme Julia et de l’amant de
celle-ci, Anselm. Jacob et sa femme tiennent une taverne sur la frontière qui leur permet de faire passer des juifs de l’autre côté. Des années plus tard, le couple se retrouve à New York où Julia a eu une fille, Rosa. La famille rejoint ensuite Abraham, un compagnon de traversée de Jacob et s’installe dans une maison près d’un lac sur la côte ouest. Soudain, le récit bascule, nous dit Mario Bellatin. S’immergeant dans le lac, Jacob en ressort sous les traits de sa fille, désormais âgée de quatre-vingt ans. L’histoire fait un saut et le lecteur découvre la lutte de Rosa contre les modernes écoles de danse qui détournent du sens du sacré les villageois. Doit-elle abandonner les anciennes coutumes ? Le pire mal n’était peut-être pas les pogroms, mais les manquements à la foi des générations suivantes. On quitte Rosa, liée avec un peintre, s’interrogeant sur la nécessité de modeler un golem et travaillant à la construction de son propre hangar de danse. Les photos de la surface d’un lac en gros plan accentuent l’aspect angoissant d’un texte parfois insaisissable et flottant.
Délire fictionnel, tout autant qu’une interrogation stylistique et religieuse (à la façon de L’Homme-arbre de Joann Sfar), ce Jacob le mutant installe des climats captivants et parcellaires : les ruines d’un certain roman du XXème siècle. S.N.

Chiens héros
(Perros héroes, 2003 ; Passage du nord/Ouest, 2006)
En France, ce texte accompagne Jacob le mutant. C’est sans doute le plus loufoque des écrits de Bellatin.
« L’homme immobile », handicapé, vit avec sa mère, sa soeur, son infirmier dresseur et trente chiens de combat dans une petite maison près d’un aéroport. Un rapace est là aussi, qui finira mangé par un chien, en démonstration… Démonstration de quoi ? De la folie du pouvoir. L’homme immobile ne cesse de jouer avec ses hôtes, leur faisant découper des images de chiens pour les coller sur des navettes spatiales ou les affolant par ses envies de massacre. Le chien le plus intelligent, le plus féroce aussi, veille sur lui. Les acheteurs éventuels de molosses sont systématiquement éconduits. La culpabilité de la mère et de la fille, la première longtemps internée sous la surveillance de la deuxième, les force à accepter les jeux de l’homme. Elles se condamnent donc à lisser des sacs plastiques usagés pour les revendre. Seul l’enfant qui savait écrire des histoires sur les chiens, croisé par l’homme immobile il y a fort longtemps, pourrait démêler leurs vicieuses relations.
Une série de douze photos, à la lumière et au cadrage plus que douteux, font basculer ce récit Lynchien dans un réalisme social bien inquiétant, le transformant en « Traité sur l’avenir de l’Amérique latine tel que l’exposent un homme immobile et ses trente bergers belges malinois »… S.N.

El Gran Vidrio
(Anagrama 2006, non traduit)
Dans ce livre sous-titré Tres autobiografías, on cherchera l’auteur. Il ne sera jamais plus insaisissable que lorsqu’on croira le reconnaître et on le trouvera peut-être dans l’irréalité la plus insoupçonnée. D’abord, dans ces bains publics, il est ce fils dont la mère exhibe les organes génitaux devant des femmes qui, pour les observer, donnent divers objets. Lui qui n’est pas sûr d’avoir eu un père disparu pour toujours, lui qui fut expulsé avec une famille incertaine de multiples foyers. Lui, dont la peau devint lumineuse et dont les testicules tomberont un jour comme de vieux fruits.
Ailleurs, l’auteur narre un rêve soufi dans lequel il retrouve des personnages de son dernier livre, des chiens sans pelage, parfois sans dents, s’égare dans un hôpital où l’on ne s’occupe pas de lui, et commet l’outrage d’avoir vendu à la revue Playboy un songe mystique qu’il a fait avec la sheikha de la communauté qui ne veut pas descendre de sa Datsun.
Plus loin, l’auteur s’interroge. Était-ce lui, la fille la plus jeune de la famille ? Avait-il une fiancée allemande ?
L’a-t-il abandonnée aux mains de trois trafiquants de Renault 5 ? Quelle vérité tirer de cet auteur hermaphrodite qui ne fait que mentir, qui fait la marionnette pour apitoyer les démolisseurs de la maison où il vit avec sa famille, son cochon et son rat ?
Là n’est pas l’importance de ce livre : entrez dans le grand jeu de vérité – mensonge de ces textes qui débouchent sur d’insolites, émouvantes et probablement fausses confessions de Mario Bellatin. C.C.

Leçons pour un lièvre mort
(Lecciones para una liebre muerta, 2005 ; Passage du nord/Ouest, 2008)
Indiquons d’emblée que le titre est une référence directe à l’action de Joseph Beuys intitulée Comment expliquer les tableaux à un lièvre mort. Ici, le lecteur se trouve confronté à onze récits éparpillés en 243 paragraphes comme autant de fragments d’un roman impossible à lire et encore plus à décrire.
On peut tenter de suivre chacun de ces récits en sautant des paragraphes… Cependant, l’apparition des pièces de ce puzzle narratif n’est pas si régulière que ça et les bribes des autres textes perturbent le lecteur. Par ailleurs, seuls cinq récits s’amorcent aux premières pages. Au cours du livre, cette poignée se divise, d’autres commencent leur jeu narratif et certains sautent presque du coq à l’âne, précipitant le lecteur peu attentif dans un autre univers…
On peut aussi choisir de se plonger dans le chaos pour en ressortir armé de quelques éléments, tout en se disant qu’on tient là un texte spectaculaire.
Dans ce livre, Bellatin expérimente plus que jamais.
Pour accentuer la complexité, il reprend plusieurs des textes de Flore, sorti en version originale en 2001 et néglige les majuscules des noms propres. Il se met lui-même en scène, tentant d’expliquer le contexte de la création de Salon de beauté. Les personnages, dont les jumeaux Kuhn (ou Khun), explorent les liens incertains qu’ils ont avec le monde, la temporalité, les légendes et le désir de justification de leurs vies. Interrogeant à un degré rarement atteint l’effet de réel, Bellatin fait aussi intervenir la cosmogonie des Indiens Quechua, la mort de Bruce Lee, son compatriote Sergio Pitol ou le poète et peintre péruvien Cesar Moro.
Livre effrayant, déstabilisant et en même temps terriblement envoûtant (quel récit captivant que celui de cette citadelle qui tient enfermés au milieu du désert des malades contagieux. Les conditions de vie à l’intérieur étant meilleures que celles à l’extérieur, un trafic s’organise, les Universels fournissant les « prisonniers » en drogue en échange du sang contaminé de ceux-ci…), ces Leçons sont un terrible pied de nez aux systèmes de narration actuels, en même temps qu’un terrain propice aux interprétations les plus farfelues. La littérature, Maître Bellatin nous montre que c’est ce qui reste quand on a tenté de tout expliquer. S.N.

Jeu de dames
(Damas chinas, 2006 ; Gallimard 2009)
Avec le temps, on apprend qu’il existe « un certain type de dégradation », qu’ « après des années d’expériences répétées, il arrive que certains syndromes dévient de leur cours normal ». Le narrateur, gynécologue, touche depuis toujours, dans son cabinet, des corps à seules fins médicales et rien n’a jamais pu rivaliser avec sa vocation de médecin : ni son mariage, ni la naissance de ses enfants. Pourtant sa vie de consultations se voit progressivement envahie par des espaces morts qu’il comble en visitant des maisons closes clandestines et autres salons de massage ou en faisant monter dans sa voiture les filles des « quartiers sombres de la ville ». Parallèlement, son fils se met à fréquenter « les sujets du côté obscur » et meurt un après-midi dans ses bras en de douteuses circonstances. Il y a aussi cet étrange récit qui le poursuit et que lui a fait ce petit garçon, fils d’une de ses patientes guérie miraculeusement d’un cancer avancé.
L’enfant raconte qu’il a imploré une Vierge de l’aider à obtenir l’argent qu’une agence de messagerie promettait pour retard de livraison et comment une vieille dame qui ressemblait à la Vierge l’a invité chez elle pour qu’il n’en ressorte pas.
Ce lumineux cauchemar au temps distendu brise l’histoire du narrateur et égare le lecteur dans ce grand nulle part où il n’a plus que ses peurs et la folle imagination pour affronter le vide dans lequel nous pousse un Bellatin inquiétant et jubilatoire. C.C.