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De Tourbe et de Vent

 

Je ne regarde pas vers le bas, mais vers le haut, vers la montagne, le cirque, le haut du mur de caillasses et d'herbe rase, vers là où l'on ne voit que le chemin, après des serpentins, des détours qui se perdent de vue, s'arrêtent brutalement. Après, on ne sait pas ce qu'il y a : un col, et l'accès soudain à un nouveau paysage, l'ouverture d'une trouée vers la mer, entre les deux sommets. Mais on ne sait pas si cela viendra d'un coup, à l'endroit où le chemin devient invisible, ou s'il y aura une dernière butte, une dernière côte à gravir… on ne sait jamais, dans les montées, si leur fin brutale, découpée sur le ciel, n'est pas un simple effet de perspective. Je regarde vers le col que je devine, ou plutôt que je sais être là, parce que j'ai la carte. Je regarde par terre surtout et je pousse, du plat de mes mains, sur mes cuisses, pour faire levier de mon corps courbé par le poids du sac, je plante le talon dans le sol, le droit, le gauche, et leur déroulé naturel fait basculer mes tibias, puis je pousse sur les genoux et les cuisses, du plat de mes deux mains, alternativement, pour aligner le fémur à son tour, puis enfin viennent le travail des vertèbres lombaires qui soulèvent le sac, le hissent et hissent le dos dans l'axe droit, de plus en plus près du sol comme une vieille tour qui se mettrait en marche, et les épaules n'ont plus qu'à avancer un peu, se voûter, provoquer le prochain pas. Je regarde mes pieds, mes mains, mes cuisses, la sueur qui m'échappe et vient s'écraser en avant de mon ombre. Je ne regarde plus vers le haut, de plus en plus ployé cela me fait mal au cou. En haut, je sais qu'il y aura le col, et la vue nouvelle, le point où l'on s'arrêtera un temps pour se reposer, manger, boire, et prendre la mesure de la suite de l'étape, plus dure que prévue, plus longue que prévue, plus accidentée, mais si belle, la première étape. Je crois que nous serons heureux d'y parvenir, même si je ne sais pas encore à quoi cela ressemblera. Heureux d'être arrivés, et de savoir que ce n'est qu'une halte, que ce n'est que le début, le premier jour, qu'hier encore nous étions chez nous, et qu'une route vient de s'ouvrir, que nous suivons, sans savoir jusqu'où. Je regarde mes pas, l'un après l'autre.

 

Dans quelques jours tout le monde aura oublié le nom de ce premier village d'étape, nous mélangerons jusqu'aux images des criques et des rochers, des baies découvertes l'une après l'autre, de loin, puis approchées et conquises au rythme lent des pas comptés par le podomètre. Je m'accroche à des petites choses. Je ne regarde pas les nuages, qui passent indifférents et inlassables au-dessus de tout ça, mais j'observe, autour de moi, des riens qui retiennent ce regard. Je pense à la force immobile du gel qui a fendu les pierres. Je pense à la mousse, aux lichens, qui se poussent du coude pour les gravir et s'y faire un lit dans les lézardes qui leur sont des rivières. J'aime les minuscules fleurs pâles qui en émergent parfois, au-dessus des épines que les genêts nous abandonnent dans les mains, comme des oursins. La vue est belle et dégagée sur la côte rocheuse, les îles et la silhouette, plus lointaine, de l'autre péninsule au sud, la vue est belle jusque dans les petites choses qui la composent, centimètre après centimètre, au rythme des pas qui nous poussent de l'avant avec une lenteur constante. Au bout la piste descend de nouveau vers la lande puis les pâturages, et le premier village d'étape dont nous oublierons le nom, où il n'y aura qu'un pub et un camping, un bureau de poste, et quelques maisons neuves. Nous serons à l'abri quand la pluie ruissellera, ce soir, sur les pierres dans la montagne, empruntera les veines et les artères de leurs craquelures innombrables, quand les mousses et les herbes couchées par le vent s'en gorgeront jusqu'à faire un sol élastique et spongieux où rebondir et s'enfoncer, demain. Nous n'en sommes qu'à la première étape, au premier jour du périple, et sur chaque pierre nous pourrions nous asseoir, me semble-t-il, et contempler, s'installant là, pendant une vie un monde nouveau, mais nous n'en sommes encore qu'aux prémices et, poussé de l'avant par un but imaginé sur les cartes, nous allons continuer à progresser toujours, tandis que mon regard s'accroche aux petites choses qu'il me semble pouvoir dénombrer, avec lenteur et méticulosité, au rythme des pas comptés par le podomètre.

 

Ce matin nous nous sommes perdus, et la montagne ne nous fait pas de cadeau : sentes de chèvres, pierres rondes et mobiles sous le pas, forêts qu'il faut passer en se contorsionnant, entre les ronces du sol et les premières branches qui retiennent les sacs et, lorsque nous retrouvons une vallée, tourbières où l'on s'enfonce, flotte sans baignade, un peu de route aussi qui use les genoux et la plante des pieds, mine le moral. Cette fois le premier jour est derrière nous avec sa facilité, son élan de dépucelage, et le voyage peut commencer vraiment, balisé des deux certitudes qui suffisent à le justifier : qu'on peut encore avancer, et qu'on ne peut s'arrêter, pourtant le paysage le mériterait sans doute. Décider d'un raccourci, modifier par avance sur la carte l'étape du lendemain, sans quoi on ne tiendrait pas, pas dix jours à ce rythme, et cependant vers la fin, à ce torrent qui fait un bassin dans lequel tous se baigner ensemble, reprendre du courage et de la joie, supposer que ce fût, peut-être, une récompense gagnée, sur la nature ou sur nous-mêmes. Penser maintenant à des choses plus techniques, à la fréquence des pauses nécessaires et regarder toujours attentivement la carte afin de mesurer le chemin qui demeure à parcourir, tenter de garder en vue un piquet d'avance, un de ces piquets qui nous indiquent régulièrement la piste peu empruntée, parfois presque vierge. Se reposer quand même parfois en se laissant aller à regarder autour de soi, cette immensité rocailleuse au bord de l'eau, désertique, que nous foulons sans chance d'en voir le bout avant des jours encore. Se laisser aller, avec parcimonie, à cette beauté difficile du monde qu'on connaissait si mal. Arpenter, comme si l'on découvrait sa terre. Et faire des haltes, parfois reprendre souffle fronçant les sourcils pour en chasser la sueur, écoutant celui qui a encore une histoire ou une blague à raconter, un tour à faire, se laissant distraire et gagner par le sentiment qu'on peut encore avancer, et qu'on ne peut s'arrêter, se distrayant donc de sa propre fourbure et, seul dans la fatigue de son corps, puisant dans les ressources des autres, y trouvant l'énergie de finir sans se plaindre cette deuxième étape, ce petit quart de l'errance où nous nous sommes engagés.

 

Nous observons les pierres comme s'il se fût agi des restes d'un campement, la preuve que d'autres étaient passés par là, avant nous, si longtemps avant cependant que les traces qu'ils y ont laissées nous demeurent indéchiffrables. Qui sont-ils ? Les rencontrerons-nous ? Sont-ils hostiles ou pacifiques ? Anthropophages ? Que leur dirons-nous ? Ils sont tous morts, depuis des siècles, mais la montagne est si vaste, le terrain si sauvage, ils sont tous morts mais leur campement ou lieu de culte ou je-ne-sais-quoi n'a pas bougé, depuis des siècles, et la nature est à peu près la même, si bien que nous pourrions les rencontrer, nous semble-t-il, non pas du fait de leur résurrection mais parce que nous-mêmes venons de les rejoindre et d'entreprendre un curieux saut par-delà les âges et les civilisations fugitives. Avec la même incompréhension que les singes, sur leur planète, contemplant la flamme ensablée de la statue de la liberté, nous observons les pierres comme s'il se fût agi d'une œuvre oubliée de nos mains, ou des mêmes mains et de la même tête que les nôtres, et que pourtant nous ne reconnaissons pas. L'endroit est reculé, mais continue d'être foulé régulièrement par des pas humains. Les buissons de genêts et de bruyère s'en tiennent à distance respectueuse, redoublant le cercle et l'inscrivant dans la nature elle-même comme un de ses caprices ou le signe de sa protection. L'endroit était magique. Les loups venaient s'y assembler comme dans une clairière, et les lutins ne l'ont peut-être jamais abandonné. Il semble que quelque chose frémisse, dans les branchages bas et épineux, le vent, une musique ancienne, quelque chose a bougé, là-bas, dans les remparts de broussailles, et les nuages filent et strient le ciel, et nous menacent, nous pressant de repartir. Il y a longtemps, ici, des rois ont fait dresser des pierres pour que leurs meilleurs mages s'y assemblent et y lisent les augures des étoiles, y puisent les forces dont leurs guerriers auraient bientôt besoin, y scellent des pactes oubliés avec des géants et des fées perverses. Nous observons les pierres comme si elles dussent se réveiller, hommes debout, rois, Thuatha de Danaan vieux comme le sol, nous racontant leur histoire.

 

La photo me dira-t-elle ce que je suis venu chercher ici ? Fixera-t-elle un regard et, surtout, surtout saura-t-elle m'apprendre ce que ce regard voyait, qu'il ne comprenait pas ? J'ai besoin de prendre un peu de recul, de m'arrêter dans la succession de ces paysages qui nous traversent depuis deux jours et, quitte à voir, de prendre la bonne distance, la focale : c'est pour cela, la photo, les photos. Du reste je ne me fais pas d'illusion, elles ne me renseigneront en rien au retour, ne montreront rien que je n'aie déjà vu, ne m'indiqueront pas ce que j'ai raté, ce qui m'a échappé, tout l'à-côté, la magie, le vent, ne seront pas même des souvenirs, pour cela il faudrait un temps de pose de dix jours et aucun film n'y résisterait. Mais je prends des photos qui sont des occasions de s'arrêter, des pauses pour ainsi dire… Je prends des photos de chaque endroit, chaque lieu, non pour les regarder ensuite, mais pour les prendre, maintenant, dans le voyage prendre le temps de les prendre. Je fais des photos de n'importe quoi, une plante, une pierre, quelqu'un qui marche, qui s'arrête, qui me tourne le dos ou me sourit, dont la plupart seront ratés, mais qui m'aiguisent les yeux, me permettent de me concentrer, de mieux voir. Si je n'avais pas d'appareil photo, je crois que je m'arrêterais, de temps en temps, pour regarder le pays à travers des branches d'arbres, des herbes hautes, entre deux pierres. Je serais attentif aux changements d'horizons selon que j'incline ou pas ma casquette sur mon front, et je me retournerais encore plus souvent que je ne le fais pour mesurer quelle folie de l'œil transforme le paysage, toujours égal sur les cartes, selon qu'on le parcourt dans un sens ou dans l'autre. J'ai besoin de prendre un peu de recul. Je découpe quelques images dans la toile mouvante du parcours, et je leur donne un nom, la pierre, l'arbre, l'homme debout, l'ami qui me sourit, je ne suis pas plus intelligent qu'un film trop sensible qui a besoin, parfois, d'abaisser le rideau, de détacher les choses, parce que je suis trop petit pour les comprendre dans l'ensemble. Et cependant la photo ne me dira pas ce que je suis venu chercher ici.

 

Sous nos pas la terre est redevenue élastique et molle, gorgée de flotte, boueuse même par endroits, et nous nous enfonçons dans cette terre grasse, nous nous y enlisons ce dont nous sauve, seulement, d'avoir deux jambes. Déjà nos chaussures et nos bas de pantalons sont noirs et luisants, et il semble qu'il s'en faut de peu d'années pour se confondre tout à fait avec ce sol chaud et humide des tourbières où pourrit à peu près tout ce qui peut disparaître, sauf les cadavres de moutons, qui sont dépecés et astiqués comme des chandeliers par les corbeaux et autres bêtes. Dans les pubs, les cheminées sont des grands poêles ouverts où l'on fait brûler sans flamme la tourbe réduite en parpaings, découpée par de grands bulldozers dont la pelleteuse est ornée d'une grille, sorte de fil à beurre destiné à débiter des centaines de mottes de deux ou trois kilos chacune. Dans chaque maison, le même système alimente le foyer ou, plus modestement, seulement la cuisinière dont le four suffit à chauffer les deux pièces où l'on vit. Il n'est pas rare, à l'approche des villages, que nous voyions d'ailleurs fumer quelques cheminées, par habitude dirait-on, alors que nous sommes en plein été. Mais sous nos pas la terre s'enfonce mollement et recrache un peu de son trop-plein d'eau, avalé goulûment la veille, et nous traversons des paysages entiers où il n'y a rien à espérer d'autre que ce pas élastique un peu lourd, gêné par les énormes touffes d'herbes dont les racines agglutinées fournissent le seul terrain dur. Tourbe, tourbières où nous nous entourbons, mauvais sol et bon combustible, peut-on seulement l'imaginer, un pays où il y a trop d'eau ! À mesure que le pays s'enrichit, que les maisons neuves fleurissent, en bordure des villes, c'est une culture qui disparaît peu à peu, du recyclage naturel, de la terre, des mains noires et des faces rougies qui se rassemblent au pub, tous les soirs, en hiver. Pourtant on continue de s'enfoncer dans la terre irlandaise quand on la traverse, de s'enliser, de s'embourber et de se confondre avec elle, tant elle est élastique et molle, gorgée de flotte, île pas tout à fait surgie des eaux.

 

Pour la première fois nous allons dormir deux soirs de suite, non pas au même endroit, mais dans le même village, ce qui est une petite entorse bien méritée à notre nomadisme d'emprunt. L'orage qui menace ne nous inquiète pas. La côte est ciselée et, vues de loin, les vagues hautes lui font une série de petites auréoles, telles des napperons, une frange au crochet. Je marche plus vite, mais d'un pas qui reste mesuré, régulier, je me courbe quand le sentier monte, ce qui est absurde, habituel. Pendant les grains les ponchos en plastique, devenus trop grands sans le bagage, claquent dans le vent et nous assourdissent. Les vaches, qui ne savent pas s'abriter sous les rochers à la manière des moutons, nous regardent passer comme elles le font de tout ce qui passe, temps compris, et semblent à peine s'étonner de nos rires. Sans les sacs, sans le souci de trouver où dormir, terrain ou gîte, la marche est plus légère, évidemment. Moins solitaire surtout. La marche devient l'affaire d'une promenade, c'est le moment d'échanger quelques mots sur le pays qu'on traverse là, sur le plaisir qu'on a de le découvrir ensemble, c'est le moment de faire le point sur l'itinéraire, ce qu'on a vu et, peut-être, même sur ce qu'on verra. La marche devient une détente et nous nous félicitons de ce temps d'arrêt sans quoi, c'est vrai, on n'aurait peut-être pas tenu le pari des jours à venir. Et dans cette véritable étape, cette halte, peut-être aussi nous nous retrouvons, ensemble, alors que nous avions été un peu seuls. Je lui prend la main et sans doute les autres font-ils de même, entre eux, aujourd'hui il n'y a pas d'effort à faire pour marcher de concert. Peut-être nous découvrons une des choses que nous étions venus chercher : le bout de la péninsule, l'ouest, le pays vers lequel nous marchions, que nous aurions pu découvrir et fonder, à quelques siècles près, s'arrêtant à la mer, sur la première côte d'Europe qui voit venir les tempêtes de la mer, s'arrêtant là comme sur un avant-poste de l'humanité, avant l'Islande et l'Amérique, s'arrêtant soudain au bord du monde, prêt à y fonder Dieu-sait-quoi, une famille, un clan, un peuple entier peut-être, pour la première fois dormant deux soirs de suite dans le même lieu.

 

Va pour le bord du monde, mais le bout, c'est plus loin bien sûr, c'est une île encore, mais beaucoup plus petite, un rocher évidemment inhabité, battu par l'océan, un caillou sans plage où accoster, où les plantes s'accrochent aux pierres pour ne pas partir à la baille. On n'y va qu'en téléphérique, et en famille, pour y pique-niquer les jours de beau temps. Les câbles grincent et la cabine bringuebale, la graisse tombe par paquets marrons des poulies et des roues d'entraînement qui sont à chaque extrémité, sur chaque côte. La cabine est en bois et sa porte se ferme avec difficulté. À l'intérieur il y a un écriteau qui dit bien qu'on ne doit pas y monter à plus de six, ce qui n'est jamais respecté, et au-dessus un psaume est punaisé, pour tromper le temps en cas de panne. L'embarcadère est une dalle de ciment de quelques mètres carrés, et le tout, pylônes, câblage, nacelle, n'a pas l'air très entretenu, ce qui prouve sans doute que la construction est assez solide pour se passer de révisions. Mais découvrir, sortant de la brume, le caillou du bout du monde et ses rochers baignés d'écume ! Y être et s'arrêter, de nouveau, casser la croûte d'un pain friable à la levure, y être et se dire qu'on y est arrivé ! Je ne pense pas au retour, au fait que notre voie prendra dès demain au nord et que nous marcherons, désormais, contre le soleil. Il n'y a pas d'amertume, nous sommes à mi-parcours, à peu de chose près, et c'est sans doute très bien comme cela. À peine est-ce que je ressens la tentation, bizarre, de poursuivre, et autre chose que j'étais venu chercher là : le frisson de la route sans fin, mais pour cela il faudrait un bateau sans doute. Du sédentaire au pèlerin, au pionnier, puis au nomade. Je vis une forme de régression dans plusieurs âges de l'homme. Qu'étaient-ils, au juste, mes copains de tout à l'heure, ceux qui dressaient des pierres sur leur route ? Bon, ça n'est sans doute qu'une tentation, une autre clé aperçue de moi-même ou du voyage. Va pour le bord du monde, mais le bout, c'est plus loin n'est-ce pas, c'est une île encore, un rocher, un caillou peut-être beaucoup plus loin, et peut-être que ça n'a pas de fin, malgré les cartes, à marcher comme ça toute une vie c'est sans doute infini.

 

Cherchant la sensation de chaleur et le repos, cherchant le soleil lui-même, dans le ciel et sur ma peau, sur mes jambes, mes mains, mon visage, cherchant à sentir la caresse du soleil et parfois sa morsure sur mon front, mes paupières, sur mes lèvres et m'enfonçant, ainsi bercée, dans une sorte de sommeil qui pourrait durer des heures sans doute, où tout s'efface de la conscience hormis ces sensations, la conscience d'être là les fouillant, tout simplement. Recherchant aussi, non seulement le soleil, mais le vent qui agite sa chaleur, la perturbe et la transforme, non seulement en état, mais en sensation qui vit et qui maintient une veille, une attention dans l'immobilité, une petite résistance. Oubliant les muscles. Oubliant la fatigue. Attentive à la peau. Allongés sur nos sacs, chaussures abandonnées, sur un tapis, une moquette d'herbes sèches et piquantes, allongés sous le soleil et le massage à fleur de peau de l'air, cherchant un abandon dans ce temps d'arrêt d'une heure où c'est la nature qui bouge, qui vit autour de nous, nous pouvons sentir l'odeur de la mer proche, parce qu'elle se confond avec le sel séché sur notre visage et baignant nos ridules, cristallisant aux commissures de nos lèvres, nous pouvons voir, sans ouvrir les yeux, quelle est la forme et l'épaisseur du nuage qui s'approche et fabrique une fraîcheur soudaine et passagère, nous pouvons rêver des plages entrevues et des rochers de la montagne du matin, sans mettre d'ordre ou de mots sur ces images et les vivre de nouveau sans effort, comme de purs moments de grâce, allongés sur la terre grasse et se faisant du bardas un matelas ou une chaise, n'ayant pour le moment plus besoin de parler et existant, pour un moment, comme une pierre ou une vache ou un plus vieil animal, un lézard, une mousse, d'une existence minimale et heureuse. Je ferai semblant de me réveiller, sans doute, quand autour de moi une agitation plus humaine m'indiquera qu'il est temps de se remettre en marche, et je dirai alors que j'ai dormi, que je me suis reposée, je dirai que ça m'a fait du bien, et cependant je me concentre, je m'applique, tout le contraire de dormir, je rêve, attentive, cherchant la sensation de chaleur, cherchant le soleil lui-même, dans le ciel et sur ma peau.

 

Des jours et des jours ne suffisent pas à s'y habituer, d'ailleurs c'est tout le contraire d'une habitude. Un rythme, évidemment, un effort mesuré, régulier, mais pas une habitude. Il n'y a pas même la déception, que je craignais tant, de cheminer maintenant sur le retour, puisque le versant nord des montagnes est encore nouveau, plus humide, et le temps change aussi et nous presse. Mais il y a, c'est vrai, cette certitude nouvelle, ambiguë, que nous y parviendrons, il y a, désormais, un but évident au voyage : la boucle, le tour, le retour. Nous progressons plus vite, multipliant les échappées qui sont prétextes à des moments de pause, nous regardons plus souvent en arrière où se couche le soleil, et nous essayons de contrarier nos ombres qui arriveront avant nous. Je suis plus attentif à de petites choses qui font les paysages et je commence à me faire une idée du pays que nous traversons, je sais associer des plantes aperçues de plus loin à des reliefs ou des terrains que mes pas anticipent. Les herbes autour de la rocaille de la piste se font plus hautes, comme des touffes de joncs, et mangent peu à peu le sentier contournant les tourbières, puis viennent des rigoles de la dernière averse qui ne doivent rien de leur emplacement au hasard, baignant de quelques mètres, à peine, où les insectes viendront boire, une petite colonie de fleurs carnivores, et la piste part alors dans la tourbe rebondissante, sentier puis simple trace d'herbe plus couchée qu'à-côté, se divisant et rusant autour des mares qui se sont formées en une heure, se perdant en empruntant parfois les pierres pour les contourner, où c'est de nouveau la bruyère qui domine et tapit ses buissons sous le vent. Je n'ai plus besoin de consulter la carte que, de temps en temps, pour mesurer notre progression, mais la nature indique toute seule le chemin le plus sûr et les piquets plantés çà et là, ne sont plus eux-mêmes que pour nous rassurer ou nous montrer l'endroit d'un passage à sec. Je ne fais pas moins attention aux paysages, mais je me mets à en comprendre les détails, et la complexité naturelle ou magique de leur agencement, je pénètre mieux leur logique, qui est tout le contraire d'une habitude, d'ailleurs des jours et des jours ne suffiraient pas à s'y habituer.

 

Les moments de pause, lorsque j'enlève ma paire de chaussures vétustes de l'armée, mes rangers, que je sèche mes ampoules aux vents, lorsque surtout c'est la longue pause du déjeuner et que je sors alors de mon sac le réchaud, le quart et les paquets que je transporte, tout mon petit attirail que je me porte par gourmandise, les gâteaux secs, les sachets de pâtes et de riz, les bouillons et les soupes lyophilisées, et le thé d'Ethiopie, un thé noir au goût prononcé adouci par les copeaux de cannelle, de vanille, les clous, un thé d'après-midi, les moments de pause et spécialement celui de midi, que nous prenons souvent vers deux heures, me sont un délice. Pourtant je sais lire une carte et les ombres des courbes de niveaux, mais toujours, à cet instant où je me pose et sors de mon paquetage de quoi se faire une certitude qu'on restera là un petit moment, toujours lorsque je me retourne et vois derrière moi les montagnes traversées le matin, les étendues à peine dévoilées de l'après-midi et qui gardent encore secret, trop loin ou dissimulé par-delà de nouveaux obstacles, leur but d'étape, je n'y crois pas, je me demande comment j'ai fait, et si mes yeux ne mentent pas comment est possible en une journée ce trajet à pied qu'il aurait fallu, pourtant, moins d'une heure à parcourir pour un oiseau, sans doute. Je cherche à me faire une assise et une petite table des pierres semées là par d'anciens glaciers. Je fabrique un sachet pour le thé au goût d'Afrique avec la gaze qui me reste des pansements du soir. Et j'observe, dans ce moment délicieux entre tous, tous les autres qui l'entourent, l'ont préparé, l'interrompront, tous les autres moments de la journée où je souffre dans mes chaussures vétustes de cuir, où je me déchire les ampoules sous les pansements mouillés de sueur, tous les paysages qui bougent autour de celui-ci, immobile lorsque je m'arrête, toute la contrée traversée au milieu de cette saloperie de nature où je trime, et tandis que l'eau frémit et se colore d'un brun de miel, aux moments de pause du déjeuner où je m'assois enfin, parfois je ne comprends pas comment j'en suis arrivé là, sur ce rocher au milieu de nulle part dirait-on, à ce moment soudain qui m'est un délice entre tous.

 

C'est un lac de montagne comme on dit, où court le moindre ruisseau, où se déverse la moindre averse, vers où la moindre tourbe fait ruisseler ses eaux sous le végétal déconfit, c'est un lac mais il est juste large et étendu comme on dirait d'un fleuve, incongru à cette altitude, et tout le pays gorgé de flotte s'y est donné rendez-vous afin d'y bâtir un havre pour les yeux et, peut-être, pour les femelles des saumons d'Irlande. On pourrait imaginer là un village pastoral et lacustre, à moitié sur pilotis, à l'endroit où il y a des joncs, mais ce serait le dénaturer. Un canoë qui, à cette distance, passerait facilement pour une pirogue, y fait des ronds d'un bord l'autre, dans le but sans doute futile de seulement y glisser sans bruit et de participer, un court instant justement immergé, de sa beauté indifférente, de la beauté du monde, comme nous. Et le lac se fout bien qu'on y glisse, la montagne qu'on l'arpente. Le lac se fout bien qu'il est beau. Mais nous curieusement, petites bêtes sur le dos de la terre, lorsque ça nous arrive d'être là au bon moment, c'est-à-dire lorsque nous-mêmes sommes prêts, nous sommes émus, nous ne pouvons nous en empêcher. Je voudrais trouver des mots que la nature comprenne pour lui faire ici une prière, mais ça n'est pas possible, la seule chose que j'ai en commun avec elle c'est mon corps de limon qui ne parle pas sinon par fatigue, crampes, contractions et détentes, exultations et menaces, inquiétudes, soulagements, effleurements, chocs, battements et souffle, mon corps de tourbe qui décompose et régurgite à petits bouillons, mon corps de roc, qui craque, roule et ruisselle, mon corps d'eau, qui cherche un lac, sans doute, où se perdre ou se fondre, où glisser, sans bruit, à l'intérieur, où être beau autrement que par des fulgurances arrachées au hasard. Je serais un lac où court le moindre ruisseau, où ruisselle la pluie sous la terre et roulant sur les pierres des torrents, où poussent les joncs flexibles sous le vent et où viendraient boire les oiseaux, mouettes, corbeaux freux, rossignols et nuées d'hirondelles, je serais un lac, vaste comme un fleuve, où viendraient s'accoupler et pondre des millions de femelles des saumons d'Irlande.

 

Après ce n'est plus pareil, dès qu'on arrive aux abords de la ville, dès lors qu'on sait que le voyage est derrière nous et qu'alors on sait, par contraste, la richesse de ce qu'on a vécu même si l'on continue à marcher, dans les parcs régionaux, et que l'on s'éloigne des balustrades qu'on voudrait ne pas voir, des chemins gravillonnés qu'on voudrait éviter, des gens qui ne sont là qu'en promenade, en partance pour nulle part, en petite foulée, discutant fort, en route toujours vers chez eux, par un simple détour, un bol d'air comme on dit, ce n'est plus la même chose bien sûr, ce n'est presque plus la nature, ça donne envie de pleurer tant on a des images, qui restent au fond des yeux, qui demeureront longtemps encore, peut-être toute la vie, des yeux gorgés d'images comme des tourbières, et qu'aucune pluie ne rince, qu'aucun torrent, même bizarrement salé, ne drainera plus, oh non ce n'est plus pareil, ça n'a même rien à voir, mon Dieu, tout ce monde pour quelques villes où croître et se multiplier, dès lors que le voyage est derrière soi, c'est presque dégoûtant, pourtant c'est le moment aussi où rentrer dans sa tour et faire un point, marquer un point, et retrouver l'autre monde des autres, ne pas parler de cette fraternité acquise que chacun ressent bien pour soi, ne pas parler ou peu des images que chacun garde dans les yeux, récupérer la vie et parler d'autre chose, des saucisses et des Irlandais, des trognes qu'on voit là et des sourires des montagnes, raccrocher les wagons, taisant la communion d'une semaine où nous n'étions pour pas grand chose, comme toute communion silencieuse, taisant la beauté aperçue, comme toute beauté indifférente, taisant la fatigue des corps, comme toute douleur muette, retrouvant notre monde, taisant les cercles de pierre dressés par des rois, comme tout mort oubliés, nous retrouvant nous-mêmes, nous promenant dans des parcs aux abords des villes, marchant toujours, parlant fort, en route, déjà, de nouveau vers chez nous, et prenant un détour sur le retour, au milieu des barrières et des allées de cailloux réguliers, comme autant de scrupules à partir, prenant le temps de mesurer, encore un temps, notre chance et ces moments de grâce, nos yeux boueux d'images qu'aucune rivière ne rincera.

 

En forme d'épilogue une carriole bâchée nous dépasse et s'en va se perdre dans la brume, dans un rideau de pluie qui clôt le voyage et le laisse, loin au fond, vaguement gris, en suspens vers on ne sait où, comme me déposant par magie dans les fougères et les sous-bois de châtaignais plus familiers, presque périgourdins, de mon enfance. C'est une bonne fée, sans doute, qui m'a fait vivre ce périple en rêve et par morceaux, et me fait un clin d'œil au moment qu'il faut le quitter. Ma citrouille est une charrette à cheval, sur la route de Nontron, au début du siècle ; je suis le dernier fils d'une famille de paysans qui se noircissaient les mains pour chercher des truffes, expédiées à la ville, mangeant des châtaignes blanchies jetées là sur la nappe par la bonne man-vieille, mon arrière-arrière-grand-mère, quand les hommes rentraient des travaux des champs, et puisqu'il pleut c'est sans doute le signe que demain les enfants et les femmes iront aux bois, dans des coins qu'on garde jalousement dans la famille, chercher des champignons, des cèpes peut-être, et peut-être suffisamment pour en vendre ce mercredi au marché, en plus des pommes de terre et des raves, des navets et quelques pois qui sont en avance. Si le mauvais temps nous épargne et que nous continuons à avoir des porcs et des canards, mon arrière-grand-père deviendra charcutier et nous vivrons mieux, peut-être, dans une maison de ville, en face de son laboratoire, c'est comme ça qu'on dit pour les foies. Nous vendrons à Périgueux où ma grand-mère rencontrera mon grand-père, entre deux guerres, et ainsi de suite jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à ce que je me réveille de l'Irlande où je serais parti, comme pour me retrouver, dans ma famille et dans ma terre, au milieu des gueules cassées des pubs et des carrioles sur les routes, dans la brume comme dans un rêve, comme dans un conte où quelque bonne fée me dispose depuis toujours, je prendrais des photos pour prouver que j'y suis allé, et en forme d'épilogue une carriole, depuis toujours sur une route qui se poursuit dans la brume, encore bien loin en avant de moi-même.

 

Thomas Berthet-Reverdy