Les confessions d’un sale gosse
qui aura rêvé d’être un héros

à propos de Tigre en Papier

« À mesure que je vieillis, j’apprends à les faire, les comptes – pertes et profits ; beaucoup de pertes : et alors ? Je suis un homme que différentes circonstances de la vie ont amené à se désintéresser de la plupart des affaires qui inquiètent l’esprit de ses contemporains, à concentrer son attention sur des commerces hasardeux, légers, nostalgiques, à mettre toute la passion dont il est encore capable, vive et brève, une flamme, sous le pouvoir de la rencontre. Homme de surprise, feuille morte, le vent m’emporte. » (O. Rolin, Bar des flots noirs, page 125.)

« Il est certain qu’avec la liberté, on perd la vaillance. » (La Boétie.)

Quand la littérature lorgne du côté de l’histoire, c’est pour reprendre ses manies de grands inventaires, de solde de tout compte, d’état des lieux. Liquidation de la pensée, pour mieux faire ménage avec elle. Le présent n’est rien, écrit Rolin dans Bar des flots noirs, c’est l’épaisseur des souvenirs qui compte. Leur feuilleté. Avec Tigre en papier Rolin – une fois pour toutes ( ?) – met ainsi tout à plat, se penche sur son passé de militant en faisant tinter les grelots de la confession. C’est la grande lessive. Mais gare : il se réserve le droit de biaiser, de corriger le tir, de fabuler. C’est pourquoi la fiction est un genre idéal. Elle vous couvre, vous cache dans la marge. Personne ne pourra jurer que ce type qui dit-je dans la DS (au nom éminemment symbolique de Remember) est le même qui écrit. Or, si la confession est déguisée, le décor reste bien visible. Le cadre : la fin des années soixante ; c’est un temps déraisonnable où trotskistes, maoïstes, situationnistes, et autres mouvances révolutionnaires concoctent un véritable cocktail idéologique. Rolin fut l’un des shérifs de la Gauche prolétarienne. L’un des rois mages venus de Normale Sup pour défendre les classes laborieuses. C’était dans l’air, mais il fallait quand même le prendre ; après tout, avoir un idéal, ça n’était pas donné à tout le monde. Avec pour ambition secrète, profonde, inavouée comme inavouable, d’être de ceux qui choisissent le bon camp.
« Et aussi parce que notre volonté de nous effacer dans un être collectif avait pour origine le classique désir individualiste d’avoir un destin » (p. 173).

Avec ce Tigre, Rolin (re)part donc en campagne, ou plutôt en revient, n’en est au fond jamais tout à fait parti, ou presque jamais, monte à la charge dans une ultime campagne (en faisant mourir son grand ami Treize, c’est un peu son double qu’il tue) pour revenir sur la fraternité aveugle de ces années soixante-dix, pour amplifier ce cri ou ce chant, pour comprendre et faire comprendre de quel bois elles étaient faites. Pas du bois le plus tendre, on s’en serait douté. Et tant pis s’il faut reconnaître un échec, on sent bien combien le terme ne convient pas. Car en écrivant ce livre, l’échec n’a plus valeur de charge ; mais d’absolution, de révocation.

Tigre en papier, c’est le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie révisé. Corrigé. Cette « comète » des Lettres part d’un postulat défendable : les géants nous dominent, écrit-il, soit ; ne les combattons pas, ils s’affaibliront d’eux-mêmes. C’est l’adage à l’envers : ne nourris pas la main qui te mord :
« Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. » (La Boétie.)
Mais depuis cette fin du XVIe siècle, il aura passé du temps sous les ponts ; son flot de guerres et de révolutions. Cela aura eu au moins pour mérite qu’on se fasse là-dessus une idée plus précise, je veux dire sur l’art de renverser le pouvoir en place.
Tout pétri qu’il en est, le narrateur fustige les mots accoucheurs de grandes idées. Ou disons plutôt qu’il s’en méfie comme d’une peste bubonique ; l’histoire le lui a appris ; il sait qu’il faut parfois un bras armé pour faire évoluer les idées. La révolution, la sienne, la leur, devait ainsi pouvoir s’affranchir du bavardage discursif pour exister. Enfin le croyait-il. Ils jouaient alors à faire la guerre. Ils avaient des pétoires, mais n’y mettaient pas de cartouches « pour ne pas risquer de tuer ou de blesser quelqu’un par erreur, par panique ou en se prenant les pieds dans le tapis » (p. 225). Ils étaient des jeunes gens en colère contre une époque qui tardait à accepter sa mutation, des rebelles qui ne juraient qu’en la vaillance, qu’en l’action. Les temps n’étaient pas assez homériques selon eux. Alors on rêvait d’héroïsme parce qu’« on n’avait pas été formés à accepter le bonheur sans discuter ». On désirait si fort un monde à niveau, qu’on l’aurait (presque) cru possible.

Tigre en papier est un livre poético-politique (ou politico-poétique ?) – comme si son auteur balançait éternellement entre les deux camps – qui revient sur une déroute idéologique, son insuccès, le fantasme égalitaire qui l’a mu. La politique figure le tigre, sa peau épaisse, les longs crocs qu’il faut avoir (dans la gueule). Le papier, fragile volute blanche, c’est ce qui tient à distance ; c’est la puissance invocatoire des faibles, la force des rêveurs, des mélancoliques. On ne fait pas la révolution avec, au mieux on l’embrase, mais surtout, on la raconte. Rolin écrit parce qu’il n’a pas changé le monde ; c’est sa façon de rester vigilant, vivant. Autrement, il aurait vieilli derrière un bureau, aurait fait comme les autres, soigné ses arrières.

Tout à trac, la question avec ce livre est de savoir comment on doit le lire : confession ? pamphlet d’une époque idéologique contre une autre ? fiction ? Doit-on prendre au sérieux des accents dogmatiques du narrateur lorsqu’il sermonne la gentille ado (la fille de Treize qui écoute ce que le narrateur raconte sur son père et sur cette époque) qui l’accompagne dans son road movie périphérique :
« (…) vos modèles à vous, vous les trouvez dans la pub, cette espèce d’éternité de pacotille qui est le contraire de l’histoire. »
« L’esprit du temps, si on peut encore appeler ça ainsi, c’est un montage sans queue ni tête de lieux communs. Un peu comme cet anneau de publicités à l’intérieur de quoi on a tourné toute la nuit, à l’intérieur de quoi la ville est bouclée. »

Mais il ne faudrait pas oublier que Tigre en papier est également un livre sur la langue. Qu’il tient debout grâce à elle. Qu’on l’entend si bien, encore grâce à elle. Une langue urgente, pressée d’en finir comme cette voiture qui tourne dans le même sillon du disque périphérique, une parole fatiguée d’en découdre avec ses fantômes du passé, venus encombrer les salles du présent. C’est un livre où la langue boxe d’un conflit l’autre (l’Empire français s’écroule en Indochine), d’un temps à un autre (hier on se battait, aujourd’hui on se laisse polluer l’esprit), se bagarre contre des moulins aux mille et une pales marchandes. Cela donne un ton de moraliste, de poète, d’amoureux fou, de dernier romantique. Là-dessus, c’est sûr, on ne peut être qu’avec.

Jean-Luc Bertini

Illustration : Didier Karkel