Italie, Trieste
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Trieste
Au fond, je n'ai pas grand chose à raconter de Trieste. Tristement. Trois jours passés en ville, en épouvantail. Tout paraît s'annuler ici pour moi. Une bourlingue décousue de plus de deux mois s'interrompt, se bloque. J'ai beau caminare avec toujours la même fringale, la semelle des pieds devenue vraie corne de bête, je sens, je sais bizarrement que je n'avance plus, que je mouline sur place. Du coup, je vais traîner des pieds du côté du port pour lire ou regarder la mer si proche, si calme ; et le port, en fait d'activité, est plutôt endormi lui aussi, pas grand chose ne s'y passe.
Je suis la rive, comme une sentinelle errante, étourdie ; cents pas, puis bientôt mille. Au bout, de toute façon, je serais toujours là, à attendre, à guetter non l'éternité que le poème promet, chez moi c'est bien plus simple.
Le moral est bon pourtant, mais parce que je me rapproche de mon centre, j'ai un peu le trac, comme s'il allait s'agir d'entrer en lice, ce qui veut dire aussi se réhabiliter à une ancienne conduite ; la peur aussi de ne pas réussir à donner un mot de fin intelligible à ce voyage, comme s'il devait nécessairement comporter une justification, une morale, un point final.
Les mots, je les trouve ces temps-ci infidèles ou fatigués, en tout cas pas très liant, ne m'épaulant pas beaucoup ; des mots qui auraient sûrement envie d'être des sons, des voix, autre chose que les coutures d'une promesse.
J'ai sympathisé avec le type qui tient la pension où je séjourne. Il a transformé son grand appartement au décor plutôt vieillot, en une gentille pension de quatre ou cinq lits. À peine suffisant pour qu'il en vive. La cuisine est commune ; le matin, on y boit du café avec sa compagne, en évoquant des souvenirs de voyages. Plus guère d'aventure, la liberté se combine mal avec une vie de foyer, soupire-t-il exagérément pendant qu'elle a le dos tourné, et les oreilles bien ouvertes.
Extrait d'une déambulation dans Trieste : à peine passé le porche de la magnifique Piazza unita d'Italia, tout un pan du vieux Trieste résiste bon an mal an aux secousses du temps. Belle surprise pour moi qui ne m'attendait pas à voir des talus, de la friche au milieu de constructions populaires et branlantes. Un chantier au bout de la rue Punto del forno augure cependant que les choses sont en train de changer. L'étroite rue dei Cavazzeni semble pratiquement inhabitée ; fenêtres aux volets clos, murées parfois, la rue dégage une odeur d'humidité puissante. D'ailleurs barrée dans le haut, elle oblige à reprendre la grande rue Androna dell'Olio. Un peu plus loin, la rue dei Capitelli présente elle aussi un échiquier de fenêtres, dont les cases bouchées de briques rouges paraissent en plus grand nombre. Je reprends maintenant la rue Felice qui remonte. Je navigue un bon moment dans le coin, me laissant dériver dans les courants du hasard. Et quand une librairie d'occasion se présente, je suis saisi d'une vieille habitude, et j'entre alors avidement regarder les rayonnages.
J'aime bien ce quartier si dissemblable de celui marchand qu'on peut faire entrer dans le triangle des places Oberdan, Goldoni et celle de l'unita d'Italia. On ne sent ici aucune urgence, aucun affolement.
En montant jusqu'au château de San Christo, je pense aux fantômes de Svevo et de Saba. Si je marche un peu dans leurs pas, je me demande ce qu'il reste de leur mémoire ici, autrement que dans des noms de rues, de places et de lycées, à moins qu'il ne s'agisse alors de faire mieux jouer ma mémoire de lecteur. Des murailles du château, la vue, inégalable, justifie bien ma peine. La mer prend une telle force, déploie une telle grandeur, qu'on en oublie Trieste construite sur ses bords. Et avant que le soleil n'ait plongé, je dégringole les rues en joyeux drille.
Quand
je reprends aujourd'hui ce carnet, je m'aperçois que je n'ai pratiquement
rien écrit de mes derniers jours, de mes dernières heures à
Trieste. Quelques signaux du temps ; plusieurs brefs commentaires sur l'humeur
passagère des nuages ou la paresse du soleil à se montrer ; de
maigres notes sur la ville aussi. Un poème, oui. Ne sachant sans doute
comment il fallait finir pour achever cette course, fermer cette boucle, comprenant
sans doute obscurément que dans ce filet de lignes se retrouverait bientôt
un horizon familier, qu'il existait encore, que je n'avais rien brisé,
rien oublié en partant, et que de fait il m'interdisait déjà
à distance de poursuivre l'illusion de l'errance. Il semblait qu'écrire
ne me servait plus à rien. J'étais trop près de l'autre
moi, et donc plus très loin d'être confondu.
À
Trieste
qu'est-ce qu'il me
reste
à la fin de
tout ça ?
un carnet
oui un carnet deux
même
des notes à
foison
jolie pagaille
d'une vie de baguenaudes
heureuses et discrètes
dans ces pages mâchurées
un écheveau
de signes
illisibles certains
c'est bien fait
ça m'apprendra
à rien soigner
j'en lisais parfois
quelques unes
de ces apostilles
la nuit
ou dans les plis
du jour
qu'en ferais-je je
me dis
me disais-je
de ces songes éveillés
et vécus
mal dégrossis
mal ficelés
aujourd'hui mon allure
dans la glace
me revient drôlement
vagabonnéisée
plus rien de
propre
tout a une teinte
gris sale
à force d'être
lavé
dans de blancs lavabos
ou poivre sel
je maraude maintenant sans
passion
dans une ville qui
a perdu la sienne
me confie soupirant
le libraire de la
librairie Saba
qui n'est autre figurez-vous
que le fiston du
vieil associé de Saba
belle histoire
ah la belle affaire
de famille
à Trieste
je désirais venir depuis longtemps
des écrivains
m'ayant attiré
tiré insidieusement
jusqu'à elle
dommage qu'il ne reste plus
grand chose de l'esprit
on le devine
sans forcer la note
Trieste j'aime bien
m'y promener pourtant
mais mes pas doivent
un jour reprendre
un chemin plus familier
disons aujourd'hui
par exemple
et comme on dit de
tourner la page
je choisis de tourner
les talons maintenant
afin de rentrer chez
moi
plus haut dans l'ouest
car il se fait tard
et la fête est finie
aussi n'ai-je plus
d'hésitation à partir
par le train qui
vient justement
d'entrer en gare.
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Jean-Luc Bertini