Mescalitos
Ou comment je me suis décidée à manger
du peyotl
Dans
la mythologie indienne, il est dit que l’on n’accède à l’harmonie
avec le monde que lorsque, en soi, on peut, à la puissance du jaguar
et à la magie du cerf, allier la connaissance du serpent et la
force de l’aigle. Alors, on s’extirpe, cheminant à contre courant,
du cercle vicieux de la civilisation, longeant sa périphérie
pour parvenir à un autre cercle, puis encore un autre, et encore
un autre, cycle après cycle. On passe ainsi sa vie à franchir
des lignes, s’éloignant un peu plus à chaque pas de l’aliénation,
de la myopie, de l’individualité.
1
- La puissance du jaguar
Julie dormait et toi tu lisais Sous le règne de Bone.
Vous n’avez pas bien suivi le paysage, la route qui vous a conduites à
Wadley, ce petit village à la lisière du désert mexicain.
Le bus vous a déposées là, au beau milieu du Zocalo
sans arbre, sans personne. Vous êtes allées spontanément
vous asseoir où il y avait de la vie, près de la baraque
du marchand de fruits et légumes. Alors que vous ressortiez les
petits papiers sur lesquels vous aviez noté les adresses qu’on
vous avait conseillées, vous remarquez qu’il y a quelqu’un. Tu
le vois de dos, grand, squelettique, cheveux bouclés en bataille,
tendance rasta. Un étranger qui achète du raisin et un melon.
Tu l’associes tout de suite à Bone tentant de s’implanter en Jamaïque
et ça te fait sourire.
Il est français et engage la conversation. Bien sûr qu’il
connaît don Tomas, il habite chez lui depuis déjà
deux mois. Il est là pour le peyotl, comme tout le monde ici. Il
vous en parle. Il commence à vous parler du «maestro»,
une antidrogue, une purification contre les toxines. Il vous redonne la
capacité d’agir, la puissance du jaguar, sa force physique. Rien
à voir avec l’herbe et sa tendance féminine, sa sensualité.
Le peyotl est masculin, c’est le désert, les serpents. Et ça
finit par piquer ta curiosité.
Vous avez déposé vos sacs dans vos chambres. Quelqu’un joue
de la guitare. Vous sortez dans le jour qui décline. Il y a une
voie ferrée qui passe à travers les rues formées
de maisons en parpaings ou en torchis. Disséminées, elles
dessinent seules une esquisse d’organisation. Ici, les barbelés
sont faits en cactus, les barrières avec ce qui en reste quand
ils se sont desséchés. La gare abandonnée semble
être le vestige d’une époque révolue. Wadley à
présent oublié sur la carte. Les trains viennent des États-Unis
vers Mexico, chargés de marchandises. Mais les hommes ne passent
pas ainsi par Wadley, ils s’y rendent. Tu entends le silence du désert
dans le vent et tu sens soudain l’envie de rester là longtemps.
Bien sûr, tu trouves cette ambiance un peu trop «baba cool»,
mais tes bagues et ton foulard noué autour de la taille te font
passer inaperçue dans cet univers. A l’épicerie, on vous
emballe les cigarettes et les gâteaux dans du papier auréolé de
gras.
La casa de don Tomas se trouve derrière une grande porte métallique
: une cour de terre où l’on peut voir les rigoles creusées
par les eaux de lessive, un arbre fait un parasol au hamac qui s’y balance.
Tout cela est encerclé par une succession de petites pièces
peintes à la chaux avec des portes colorées, bleues, jaunes.
Les vitres des fenêtres sont badigeonnées de ces mêmes
couleurs. Une petite fille prend son bain dans une bassine en fer. Elle
s’appelle Lua, ses parents sont Argentins. Il y a aussi deux Italiens.
La petite court nue dans la poussière, elle croque à pleines
dents dans un oignon cru, ça la fait tousser, baver, pleurer. C’est
une expérience, il faut bien qu’elle apprenne à distinguer
les fruits des légumes, disent ses parents dans un sourire attendri.
Tu as refermé ta porte jaune. Vous partirez demain avec eux dans
le désert. Pour deux jours. Vous avez pris votre dernier repas
de frijoles et de riz ; vous ne mangerez plus que des fruits, ne pouvez
plus boire d’alcool. C’est la première fois depuis un mois et demi
que tu te retrouves seule dans une chambre. Ça t’apparaît
comme un signe, même si tu vois ça avec réticence.
C’est comme une cellule de moine, même si c’est à un Indien
que tu devrais te comparer. Il paraît qu’il faut réfléchir
à ce que tu attends du peyotl. Le toit est en tôle ondulée,
une ampoule à nu pend au dessus de ton lit. Tu regardes les traces
de peinture sur les vitres, ça ressemble à des spermatozoïdes.
Tu regardes les infiltrations d’eau sur les murs, elles dessinent de frêles
silhouettes. Tu entends la voix chaude et gutturale de quelqu’un qui chante.
Une mandoline et le son aigre d’un bracelet en griffes de chèvre
l’accompagnent. Tu ne sais pas si c’est celle d’un homme ou d’une femme.
Tu as l’impression d’être sur le point de faire une expérience
spirituelle. Tu n’y crois pas tout à fait, mais tout conspire à
faire passer ça pour quelque chose de naturel et de simple. Tu
ne sais pas ce que tu en attends, tu sens juste que, toi qui n’as jamais
fumé de joint, tu es prête à tenter cette expérience
là. Elle a quelque chose d’ascétique qui te plaît.
Et puis tu as la caution d’Artaud et de Michaux. Tu t’endors satisfaite
: ce que tu lui demandes, à Mescalitos, c’est de mettre au clair
tes contradictions intérieures, de mettre au jour leurs racines.
Voilà qui devrait suffire.
2
- La magie du cerf
Vous vous êtes levés tôt, avant que le soleil ne soit
pleinement monté dans le matin. Pierre, Julie et toi partez à pieds,
les autres ont pris un minibus.
Pierre porte le sac d’eau, vous progressez sur le sentier. Derrière
vous, le soleil chauffe vos épaules. Le vent vous fait face. Taïla,
la chienne au regard de loup, vous a suivis. Insensiblement vous êtes
entrés dans le désert : arbustes secs et piquants, cactus
qui rétractent leurs griffes sur vos jeans. Pierre remarque, c’est
la première fois, un serpent au creux de la terre. Vous n’avez
mangé que des fruits et déjà vous sentez la faim.
Elle te stimule, te pique comme un aiguillon. Le sentier est visible de
loin, comme une ligne blanche projetée vers l’horizon. Vous tendez
vers ce but. Las Animas n’est qu’à quinze kilomètres, certifie
Pierre. Vous ne savez pas encore que vous mettrez la journée pour
y parvenir.
Et puis soudain, vous abandonnez la voie tracée, vous vous enfoncez
dans les broussailles, là où l’on trouve, où se trouve,
le peyotl. Pierre a choisi cette bifurcation, il voit son chemin là
où vous vous accrochez douloureusement au végétal.
Ne cherchez pas le peyotl, c’est lui qui s’offre, c’est lui qui sollicite.
Pierre a déjà rencontré le sien. A fleur de terre,
au pied d’un buisson, un cactus à part, sans épine. Le premier
ouvre la cérémonie de la récolte ; on ne le coupe
pas. On le remercie, on passe son chemin. Il se penche, l’oeil happé
déjà par un second nopal nain. Ce sera celui du partage.
Avec son couteau suisse, il creuse la terre autour et le coupe à
ras. Tu ne verras pas la racine hermaphrodite dont parle Artaud : il faut
recouvrir de terre le pied tranché. Il retire la corne qui recouvre
la base et le divise en quartiers. Pour le «découvrir»,
mieux vaut le caler entre sa joue et ses dents, puis presser légèrement.
Il faut se faire au goût, c’est effroyablement amer. Vous poursuivez
la marche, les yeux rivés sur la poussière. Et tu en trouves
aussi, tu te mets à en voir partout. Le second ressemble à
un appel, il est exceptionnel, claironne Pierre : quatorze quartiers,
il n’en a jamais vu de pareil ! Tu ne sens ni fierté ni orgueil
(Julie qui fait des photos n’en a pas encore repérés),
tu te dis seulement que quelque chose se passe, que c’est un signe, que
tu
as raison d’y croire.
Vos jambes sont griffées, votre marche entravée par cette
muette hostilité. Vous perdez souvent de
vue Pierre dans ce labyrinthe, quand il s’agenouille auprès d’un
peyotl. Il semble guidé par cette cueillette, ou cette chasse,
on ne sait plus bien ; l’autre nom du peyotl, c’est «cerf»
ou «daim». Vous ne voyez plus l’horizon, obstrué par
les palmiers secs. Le silence dans ce monde sans bords et le soleil par
dessus. Vous avancez, vous le suivez. Julie a déjà croqué
dans la chair dure et verte ; tu n’oses pas, tu le laisses se dissoudre
au creux de ta joue. C’est toi qui portes les peyotls, dans ta petite
pochette en plastique qui n’était pas du tout faite pour ça.
Mais tu commences quand même à avoir sérieusement
mal aux pieds dans tes converse rouges.
Ça fait bien cinq heures que vous êtes partis. Pierre semble
dans son élément, marche comme sur un nuage, il quitte encore
le sentier que vous aviez retrouvé pour vérifier une intuition.
Oui, c’était bien là, il faut que vous le rejoigniez sur
cette petite colline. Vous ne voyez rien du bas, vous l’appelez. Il vous
montre un triangle formé au sol de pierres blanches. Il vous invite
à occuper les deux autres angles. C’est un lieu sacré qu’il
avait découvert un jour qu’il était parti seul. Mais il
fallait être trois pour accomplir le rituel. Vous voilà donc
assis. Trois minutes de silence à formuler «une pensée
positive pour le monde». Tu ne vois vraiment pas comment faire,
tu ne vois pas à quoi ça renvoie. Est-ce un vœu, un désir,
un constat ? Êtes- vous là pour porter un regard bienveillant
sur le monde ou pour le juger ? Enfin tout ce doute tourbillonne et t’empêche
de trouver quelque chose. Mais c’est déjà fini, et il faut
à présent avoir «une pensée positive pour soi».
C’est encore pire, le genre de choses qui ne te vient pas comme ça,
auquel tu ne réfléchis pas parce que tu n’en vois pas l’intérêt.
Tu renonces à y penser, tu profites du fait d’être assise
et de ne plus sentir ton orteil s’ancrer encore un peu plus dans le caoutchouc
de tes semelles bourrées d’aiguilles.
Pierre vous laisse au bord du chemin ; il faut qu’il aille chercher du
San Pedro, le tabac sacré pour la cérémonie, chez
un ami qui habite là au milieu de nulle part. Il vous indique un
autre lieu, un petit monticule aux offrandes. Le chien reste avec vous
mais vous ne savez pas comment accéder au sommet. Vous tournez
autour, repoussées par les cactus. Vous finissez par vous asseoir
au bord d’un cercle de cailloux. Il aura donc fallu que Pierre vous ouvre
la voie, pour voir toutes ces petites présences énigmatiques
: dessins naïfs, bougies et cire étalées par le vent
sur la pierre, petits miroirs ronds renvoyant la lumière par éclats.
De ce tertre vous dominez le désert, son austérité
mais aussi son ludisme, les cactus ont des formes étranges, anthropomorphiques.
Vous marchez encore, tu luttes contre tes chaussures alourdies, tu voudrais
bien arriver. C’est en fin d’après midi que vous rejoignez les
autres. C’est une sorte de campement concentré dans un cercle de
pierres. Plus vaste que les précédents. Vous mangez un peu,
des tortillas froides avec du miel et des oranges. Ça te fait du
bien. Tu es allongée sur une bâche bleue, tu as retiré
tes chaussures. Les feuilles de l’arbre au- dessus de toi ressemblent
à des élytres d’insectes. Tu fermes les yeux.
Quand tu les ouvres à nouveau, c’est l’activité dans le
campement. Carlos, l’Italien au costume de pirate, s’occupe du feu. Il
a été chercher les branches sèches et déjà
ça crépite. Pierre prépare les peyotls, leur retire
les poils courts et blancs avec le bout des ongles, les dépoussière,
les divise et les place avec une dévote précaution dans
son chapeau de paille. Sans que tu saches bien depuis quand, la cérémonie
a été ouverte. Au coucher du soleil vous avez tous choisi
votre cactus. Tu commences à avoir mal à la tête,
à avoir la nausée. Au creux de ta paume, il y a le tien
que tu as choisi bien petit. Il a sept quartiers mais il est minuscule.
Julie a choisi celui du voyage, il en a cinq. Il est beaucoup plus gros.
Tu sens bien que déjà tu recules, que c’est la peur cauteleuse
qui te travaille le ventre. Vous êtes tous assis sur le bord du
talus, devant la plaine rousse et le soleil. Pierre joue quelques notes
de trompette. On a distribué les quartiers d’oranges. Vraiment
tu ne sais pas quoi faire de ce truc vert et froid. Carlos joue de la
guitare. C’est maintenant qu’il faut manger le dieu qui partage sa divinité.
Et tandis que chacun, lentement, place le corps de Mescalitos sur sa langue,
tu en restes au fruit juteux. Tu lances des regards furtifs dans les broussailles,
derrière. Pourtant, tu ne peux te résoudre à le jeter
par dessus ton épaule. Cette désinvolture te gêne,
quelque chose te retient. Ce n’est que quand tu te décides à
te soulever discrètement pour le glisser dans ta poche de jeans
que tu ressens un immense soulagement. Tu sais à présent
que tu n’as rien changé en toi, que tu ne franchiras pas le seuil.
La petite bande rejoint l’aura du cercle. Julie a pris la guitare et retrouve
une mélodie. Tu marches quelques pas derrière ruminant le
constat de ton manque de témérité.
Après, tout s’enchaînera dans la distance. Tu gardes un lourd
silence. Le chapeau passe de main en main et c’est ton tour. Bien sûr
que tu as mis ton peyotl, celui du partage. Tu mens mais tu ne tiens pas
à briser leur entente et ta gêne ne vient pas de ta culpabilité.
Tu mets un second nopal nain dans ta poche revolver. Tu es en dehors du
coup, sans pouvoir même observer la scène, tu te demandes
ce qui fait que toi, tu n’as pas pu serrer les dents la-dessus. Comme
si tu n’étais pas prête, que l’on te laissait dans l’embrasure
de la porte. Mais tu profites du didjeridou, des percussions sur la bonbonne
d’eau vide. Tu penses à Cormac McCarthy, te dis que leurs veillées
devaient ressembler à cela, avec les lueurs du feu dans l’obscurité,
les voix humaines qui s’y perdent. Et Lua qui se met à hurler,
de l’angoisse immaîtrisable de la nuit. Ses parents chuchotent.
De l’autre côté des flammes, Pierre dans une concentration
extrême, plus loin que sa fascination pour le feu. Il fixe quelque
chose ailleurs. Il a veillé, vieilli. Il a le visage d’un mage.
Tu sombres derrière tes paupières. Absence recroquevillée
sous le froid. Tu reviens avec eux : Pierre s’est approché, deux
encens t’entourent de leurs volutes. Tu entends : «une pensée
positive pour toi». Ça ne te dit toujours rien, mais, malgré
toi, tu te dis qu’il sait, qu’il a senti la triche. Tu tentes de participer,
tu rejoins Pierre et Julie à la lisière du cercle. Ils regardent
les étoiles. Ça a la splendeur, l’ampleur des ciels d’été
que rien ne vient obstruer. Mais tu t’effaces ; non, vraiment, tu ne les
vois ni vertes ni dansantes, ces étoiles.
Plus tard cette nuit-là, les joues emplies de la chaleur de l’âtre,
vous êtes assis en cercle. L’infusion amère circule. Tu y
trempes les lèvres. Tu restes les yeux fixés sur Carlos
qui se tord de douleur à chaque gorgée. Tu remarques Gabriel
qui vomit dans l’ombre, couvert par la chanson des autres qui font mine
de ne rien voir. Tu préfères en rester là, te roules
dans ta couverture et la poussière âcre.
Au petit matin, tu entendras, dans le périmètre du feu,
Gabriel et Carlos parler très fort. Leur voix est excessivement
proche, ils restent lointains. Des sortes de feux follets dans la lumière
effilochée de l’aube. Ils ont alimenté le feu toute la nuit.
Ils ont veillé sur vous.
3 - La connaissance du serpent
Le coude appuyé dans la terre, dos au feu qui s’épuise,
tu les vois au loin, dans la plaine. Avec le matin, l’étrangeté
de la pénombre de cette nuit, du rituel, des langues étrangères
qui s’y mêlent, s’est dissipée. Lua revient en disant qu’elle
a vu le soleil se lever, qu’il faisait du yoga. Vous mangez des pommes
de terre cuites sous la cendre, tu croques la peau charbonneuse d’un oignon.
Ta faim s’apaise. Tout cela ressemble à une simple partie de campagne.
Vous êtes couverts de poussière et vos mains semblent ancestrales.
Vous attendez le minibus. Julie veut rester avec Pierre mais tu penses
déjà retourner en bas, rejoindre tes petites habitudes,
lire, écrire. Pourtant tu en ressens une légère frustration.
Ça n’aura servi à rien, tu n’auras rien découvert,
ni sur toi, ni de ce monde évoqué par bribes. Mais Julie
te retient, veut que vous restiez ensemble. Vous ne passerez pas une seconde
nuit dans le désert, vous repartirez en fin de journée.
Alors, comme si tu n’attendais que cette invitation, tu acceptes, tu
acceptes vraiment de rester là. Tu t’assois au seuil de cette journée
et décides de la vivre. Une journée entière à
parler. Vous buvez et rebuvez l’infusion. Elle a perdu son amertume. Tu
finis même par préparer les peyotls, tu ne penses plus à
rien d’autre qu’à ce qui se vit là. Julie a mis le chapeau
de paille, elle semble avoir changé, ses traits sont tirés,
alourdis par la terre, mais son visage s’est ouvert. Trois corbeaux volent
en cercle autour de vous et Pierre redoute ces «messagers de l’autre
côté». Vous n’êtes pas prêtes à
entendre parler de la mort. Le reflet des arbres dans la tasse, net à
la surface brune du liquide. Le jour s’écoule. Le vent se lève
et, derrière toi, une cosse d’arbre tombe violemment. Tu te retournes
et la trouves immédiatement. Elle a la forme d’un serpent dressé.
Vraiment. Sans que tu comprennes pourquoi, il ne s’agit pas de ressemblance.
C’est un serpent dressé. Tu la gardes, tu le regardes. Et ça
t’ennuie, ce signe du mal. Ça te contrarie qu’il te soit adressé,
tu te demandes pourquoi. Pierre te dit que, pour les Indiens, et c’est
cette culture là que connaissent les arbres d’ici, il est le symbole
de la connaissance. Ça t’arrange parce que ça résonne
pour toi, la connaissance. Tu n’as pas eu accès à celle
du peyotl, engoncée dans ton savoir universitaire, vieux d’une
autre poussière. Julie a retrouvé un bout du foulard de
Carlos, celui qui, vous a -t-il révélé la veille,
a une très longue histoire. Il est à demi brûlé.
Et là encore, vous sentez qu’en émane comme une tristesse,
une destinée malheureuse. Julie place alors un bout du foulard
dans les volutes de ton serpent. Vous irez les déposer au mont
des offrandes. Tu sens soudain une furieuse envie de tout leur avouer.
Tu hésites longtemps mais décides d’attendre.
Les corbeaux sont partis et Pierre va rester. Julie brusquement décide
du départ.
Commence alors une étrange traversée. Un prodigieux et crétin
mécanisme se met en place, sans participation de votre volonté.
Le désert a un air fêtard. Vous êtes hilares. La chienne
vous regarde d’un oeil fâché, sachant que le chemin est long.
Les cactus sont des silhouettes de bande dessinée. Vous vous esclaffez.
Intimement complices, vous n’avez pas besoin de vous parler pour sentir
les mêmes impressions. «Fais que nous ne devenions pas fous»
priaient les Huichols en allant au dieu peyotl. L’éclipse attendue
de la conscience cependant n’apparaît pas. Vos paroles s’enchaînent
dans une vitesse cocasse. Vous vous arrêtez, toute honte étrangère,
pour libérer votre panse que le cactus vidange. Sur le mont, vous
resterez longtemps. Vous y avez accédé sans peine. Cette
fois, il te dit quelque chose. Tu as tout avoué à Julie
avant d’y arriver et c’est avec elle que tu déposes les quartiers
desséchés. Tu te sens libérée. Tu as conscience
que c’est un geste qui t’acquitte facilement et pourtant tu es sincère.
Tu veux partir mais ne trouves pas la voie. Comme si le temps accordé
ici n’avait pas été suffisant pour que les cactus s’écartent.
Une fois en marche, vous vivez le paysage comme un spectacle. Vous avancez à une allure folle, dans un sentiment d’expansion, d’assomption
horizontale. La montagne, au loin, a plus d’épaisseur que de relief.
L’espace semble gorgé d’intensité, empli de l’entassement
des minutes. Tu as l’impression d’appartenir à un autre temps.
Ou plutôt que le temps est suspendu, étendu statique dans
l’espace. Il n’est plus cette projection vers l’avant, votre marche l’efface.
Tu avances, abasourdie, donnant une pulsation à ta marche avec
ton bâton. Julie y a mis une corne de vache, il te tient bien en
main. Et vous parlez, incapables de tenir le moindre secret. La nuit s’approche
au rythme de l’orage. Les nuages sont des visages d’Indiens, le nez busqué
des mayas s’incline vers vous. Vous ne sentez pas le froid du vent, de
la pluie qui vous gifle. Mais la route, la terre t’apparaît comme
un élément accueillant, qui te porte. Tu sens sa chaleur.
Les pierres que tu croyais ternes ont une beauté irisée,
vibrante. La lumière baisse. Le chien vous presse. Soudain, ébahie,
tu marches sur de la neige, sur les angles coupants de la glace. Tu sais
bien que c’est de la terre friable, mais ton corps n’échappe pas
à l’illusion. Vous vous tenez à présent la main,
vous ne voyez plus le sentier. Taïla se rapproche de vous quand elle
sent un afflux fugitif de faiblesse. Au loin l’orage sur la ville a des
éclairs rouges. On dirait Babylone qui s’enflamme. Devant vous,
la bande de lumières de Wadley. Comme un lac d’or, une oasis. Elle
ne semble pas se rapprocher. Pourtant aucune peur ne vous tenaille. Vous
êtes en confiance. Vous êtes épuisées, mais
vous voyez que vous vous recentrez, que vous foncez droit sur le village.
Les chaudes couleurs des pierres ont maintenant une lueur phosphorescente.
Est-ce l’effet du peyotl ? Tu vois des irisations sur les côtés,
tu sembles marcher en avant de ton corps. Tu laisses ton bâton dans
le désert.
Vous êtes parvenues à l’entrée du village. Le vent
souffle entre les ruelles, soulève une poussière ocre. Un
chariot abandonné au milieu. Des ânes. A quelle époque
appartenez-vous ?
Vous retournez manger chez
la vieille Mexicaine. Mais la cuillère
en métal est trop lourde. Vous ne pourrez rien avaler malgré la
faim.
Tu n’as rien compris à ce que tu viens de vivre, de ce qui a pu
t’être révélé alors que tu n’y croyais plus.
Tu t’endors sans rêve. Cette nuit-là, tu as cru apercevoir
la silhouette de Pierre, appuyée à la porte de la cuisine.
4 - La force de l’aigle
Et c’était bien lui. Ce n’était pas une hallucination que,
d’un revers de main incrédule, tu effaças de tes yeux endormis.
Tu ne vois pas, d’ailleurs pourquoi tu l’aurais eue. Julie dort. Tu vis
dans une sorte d’attente ; que reste-t-il du peyotl ? Tu n’as plus son
aigreur dans la gorge, tu n’es plus écoeurée. Vous passez
la journée à vous reposer.
Ce n’est que le lendemain que vous partez pour la montagne, de l’autre
côté de la voie ferrée. De derrière son mur,
une vieille Mexicaine haussée sur ses sandales éculées
vous indique le chemin à suivre. À l’intérieur de
sa cour, vous apercevez l’image de sa vie, un désordre de formes
et de couleurs baigné dans la musique. Elle porte une grande natte
poivre et sel et une blouse usée. Elle est belle, son visage buriné
par les ans au soleil. Elle est au milieu des ânes et pointe son
doigt en direction du sentier. À la croisée des chemins,
avant de monter sur le flanc, vous vous asseyez pour manger un peyotl.
Le soleil est déjà haut. Tu le mélanges sous tes
dents avec la chair de l’orange. Rien ne semble se produire. Pourtant
vous montez à la verticale. Tes jambes passent et se blessent aux
piquants sans que tu y prennes garde ; tu rêves les yeux ouverts
aux Landes d’Amérique du sud. Jamais tu n’as aimé autant
la montagne dont tu sens le magnétisme, la respiration en trois
temps. Rouge, vert, violet. Dans ta cage thoracique qui ne semble plus
rien encager, le couple cœur-poumon bat en rythme. Tu ne te connaissais
pas cette intrépidité, sorte de courage élémentaire.
Plus vous montez, plus l’affaissement s’éloigne. Tu t’ériges
en guide, pilote de ton propre corps. Tandis que Julie peine, craignant
de ne pouvoir atteindre Real de Catorce avant la nuit, un sentiment de
conquête t’entraîne, te soulève dans un élan
prométhéen. Tu regardes en contre-bas et te sens portée
par une force immatérielle, un authentique enthousiasme. Le paysage
en bas est devenu abstrait. Tu ne penses pas au peyotl. Parmi les pierres
qui roulent sous tes sandales, le chemin s’ouvre qui ne délimite
rien de fixe. Tes yeux de loin le distinguent. Toute peur abolie, vous
franchissez les flancs, passant de montagnes en montagnes.
Attirée par les pierres au bord du chemin, tu n’as pas vu tout
de suite cet arbre aux abords de la ville. Une tache d’ombre devant tes
yeux, sémaphore discret. À l’observer, il te semble abriter
le séjour de l’homme, en raconter l’histoire suspendue. Ses feuilles
s’étagent en trois parties. Les ramages du bas, touffus figurent
l’enfance commune à tous, l’origine. Les branches intermédiaires
plus disséminées, un âge adulte transitoire. Les angles
ronds des feuilles tendus vers l’extrémité s’élargissent
au sommet, expansion en deux orientations. Tu continues ton parcours qui
s’achève sur l’énigme de ces deux vieillesses. À
droite la branche plus claire mime la déperdition. L’autre garde
toute sa vitalité. Tu ne sais pas pourquoi tu prends le temps de
penser à tout ça. Ce n’est qu’un arbre, et pourtant il
semble partager le fruit de sa connaissance.
Vous dominez Real, ses ruines mi-népalaises, mi-musulmanes. Mais
c’est l’angélus du soir qui sonne, porté jusqu’à
vous à travers les aboiements, le cri des coqs répercutés
par la montagne. Ta main noire de soleil et de poussière appuyée
sur ton bâton, sérénité. Tu te sens grandie,
forte, comme hors d’âge. Ivre de couleur et d’ampleur. Cette fois,
tu ressens consciemment l’harmonie, la rencontre avec un élément.
Ça reste indéchiffrable, mais ce doit être ça,
le message du peyotl. Tu sens une petite boule au creux du ventre. Comme
une présence amicale. Qui n’a rien à voir avec ton quotidien.
Tu ne sais pas combien de temps tu vivras avec.
Aujourd’hui, les forces se sont inversées. Julie a eu besoin du
soutien de Pierre. Tu t’es sentie invulnérable. Sur le sommet du
Quémado, Pierre t’a dit que c’était ça, la force
de l’aigle. Celle qu’on acquière sur les hauteurs.
Vous entrez dans la ville côte à côte, par l’ancienne
porte. Foulant en cadence le sol, vous vous sentez l’âme de trois
mages. Vous dormirez chez l’habitant, à même le sol. Au matin,
c’est le chant du coq qui vous réveille.
Ce n’est pas de mémoire dont tu auras besoin. Quelque chose s’est
révélé qui s’est retiré. Ta lucidité n’a
pas de prise.
Marie Clément |