Jean Echenoz : Entretien


© Jean-Luc Bertini

Attrape-moi si tu peux
Entretien avec Jean Echenoz réalisé à Paris en décembre 2005

À la lecture de vos œuvres, une question se pose : c’est quoi ce narrateur ?

C’est moi, et on est plusieurs. D’abord je ne sais pas très bien ce que c’est que la position du narrateur… Ça ne peut pas être entièrement moi. Ce n’est pas forcément moi quand il s’exprime à la première personne. Je pense qu’un narrateur ne peut être que multiple. J’ai un peu tendance à utiliser toujours la même comparaison : sur les plateaux de cinéma, on travaille avec plusieurs caméras, des multiplicités d’angles possibles. Ça suppose un travail rythmique par rapport à la succession et à l’ordonnancement des plans. Donc si vous me parlez de narrateur, je réponds « caméras ».

Ce qui est à l’origine d’un récit, c’est une image ? Une voix ? Un détail ? Un personnage ?

En général, c’étaient deux idées qui m’intéressaient pour des raisons pas forcément faciles à rationaliser, mais qui présentaient à mes yeux une espèce de pertinence romanesque : par exemple un métier et une région, et qui se mettent à travailler entre elles. Pour Lac, il y a eu l’entomologie ; pour Les Grandes Blondes, j’ai voulu situer des moments en Inde car j’avais envie de travailler sur une prolifération culturelle, chromatique, sonore, olfactive. Et pour Je m’en vais, outre le marché de l’art, je voulais un paysage précisément inverse, une zone géographique absolument pauvre : le grand nord, le blanc, le froid, le désert, de petites traces noires sur fond blanc. Le choix de ces régions polaires arctiques, c’était donc aussi en réaction à un livre précédent, puisqu’un livre s’écrit toujours un peu contre les autres.
Ç a peut être aussi un détail : pour Lac, par exemple, je commençais à vouloir clore ma série sur les genres littéraires qu’on peut appeler mineurs ou populaires, ce qu’ils ne sont pas forcément. Il me semblait qu’il y avait quelque chose à faire avec le roman d’espionnage, genre sur lequel j’étais le moins instruit et dont les grands auteurs sont pour moi John le Carré mais surtout Eric Ambler. J’étais embarrassé pour aborder cette forme, tout m’y paraissait banal, stéréotypé, même si j’avais aussi envie de jouer avec les panoplies propres à chaque genre, donc précisément ses stéréotypes. Mais je ne trouvais pas d’entrée, pas de déclic qui me permettrait de construire quelque chose. Je m’étais documenté sur les grandes agences de renseignement, CIA, KGB, Mossad… Jusqu’à ce que je tombe sur un détail extrêmement improbable, mais réjouissant, présenté comme vrai : cette histoire de mouches. Quand le livre est sorti, on m’a dit : « quelle invention ! » Mais pas du tout. L’idée, extraite d’un ouvrage très documenté, m’avait plu car cela pouvait créer une articulation entre une pratique du renseignement assez curieuse et un métier scientifique, l’une et l’autre pouvant produire quelque chose de romanesque. Du coup, je me suis pas mal documenté sur les mouches, sur les chercheurs qui travaillent dans ce domaine. 

Et pour Ravel ?

C’est un cas un peu particulier. Je connais assez bien son œuvre : depuis l’enfance, mes parents l’écoutaient beaucoup en même temps que Stravinsky et pas mal d’autres choses. Et puis son personnage a commencé à m’intéresser. J’ai eu deux projets : d’abord une envie de travailler sur les années trente et de mêler un personnage de fiction à des personnages réels qui pourraient intervenir dans le roman en jouant leur propre rôle. Ça ne marchait pas très bien, cette affaire. Au bout d’un moment, je n’en avais plus trop envie. Ensuite, je me suis demandé, pour des raisons de parenté, de personnalité - une forme de dandysme - si Ravel avait croisé Valéry Larbaud. J’ai cherché. Résultat : rien. Pourtant je suis certain qu’ils se sont croisés. Finalement, comme je m’intéressais de plus en plus à Ravel, c’est lui qui a pris toute la place. Dans un premier temps, je voulais faire quelque chose de très court, uniquement sur la tournée américaine, puis ça ne me suffisait pas. J’ai pensé faire alors quelque chose de très long sur sa vie mais se posait alors un autre problème : je n’avais pas envie de faire un pendant romanesque à ce qui existe comme biographie, notamment celle de Marcel Marnat qui est remarquable. Finalement, j’ai décidé de travailler sur les dix dernières années de sa vie. 

Vous dites « un pendant romanesque » : serait-ce le genre de ce dernier livre ?

J’aimerais bien savoir aussi, en fait, ce qu’est ce genre. S’il y a écrit « roman » sur la couverture, c’est une initiative des Éditions de Minuit mais je n’y voyais pas d’objection car on trouve quelque chose de l’ordre du travail romanesque dans ce livre. Mais il correspond peut-être aussi à un changement dans la façon dont j’aborde le roman, car je suis un peu fatigué de mon rapport à cette forme en ce moment, je cherche des moyens de la mettre en mouvement, de l’aborder chaque fois différemment. Ce serait un peu la façon que j’ai pu avoir ces dernières années, d’essayer chaque fois de changer d’axe, au sens d’une caméra.
Ce qui est un peu décourageant, quand on pense à faire un roman, c’est de se voir prendre le risque de construire une nouvelle histoire et d’entrer dans son côté convenu, de voir déjà cet aspect dérisoire du scénario, de se dire : bon, ça va encore être l’histoire de Jean-Pierre qui aime Suzanne qui, elle, aime Georges qui vient de dévaliser une banque, et il pleut. Et allons-y.

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Retrouvez la suite de cet entretien (14 pages) en commandant le n°26 de La Femelle du Requin !