Jean Echenoz : Entretien
Attrape-moi si tu peux À la lecture de vos œuvres, une question se pose : c’est quoi ce narrateur ? C’est moi, et on est plusieurs. D’abord je ne sais
pas très
bien ce que c’est que la position du narrateur… Ça ne peut pas être
entièrement moi. Ce n’est pas forcément moi quand il
s’exprime à la première personne. Je pense qu’un narrateur
ne peut être que multiple. J’ai un peu tendance à utiliser
toujours la même comparaison : sur les plateaux de cinéma,
on travaille avec plusieurs caméras, des multiplicités
d’angles possibles. Ça suppose un travail rythmique par rapport à la
succession et à l’ordonnancement des plans. Donc si vous me
parlez de narrateur, je réponds « caméras ». En général, c’étaient deux idées qui m’intéressaient
pour des raisons pas forcément faciles à rationaliser,
mais qui présentaient à mes yeux une espèce de
pertinence romanesque : par exemple un métier et une région,
et qui se mettent à travailler entre elles. Pour Lac, il y a
eu l’entomologie ; pour Les Grandes Blondes, j’ai voulu situer
des moments en Inde car j’avais envie de travailler sur une prolifération
culturelle, chromatique, sonore, olfactive. Et pour Je m’en vais, outre
le marché de l’art, je voulais un paysage précisément
inverse, une zone géographique absolument pauvre : le grand
nord, le blanc, le froid, le désert, de petites traces noires
sur fond blanc. Le choix de ces régions polaires arctiques,
c’était donc aussi en réaction à un livre précédent,
puisqu’un livre s’écrit toujours un peu contre les autres. C’est un cas un peu particulier. Je connais assez
bien son œuvre :
depuis l’enfance, mes parents l’écoutaient beaucoup en
même temps que Stravinsky et pas mal d’autres choses. Et puis
son personnage a commencé à m’intéresser. J’ai
eu deux projets : d’abord une envie de travailler sur les années
trente et de mêler un personnage de fiction à des personnages
réels qui pourraient intervenir dans le roman en jouant leur
propre rôle. Ça ne marchait pas très bien, cette
affaire. Au bout d’un moment, je n’en avais plus trop envie. Ensuite,
je me suis demandé, pour des raisons de parenté, de personnalité -
une forme de dandysme - si Ravel avait croisé Valéry
Larbaud. J’ai cherché. Résultat : rien. Pourtant
je suis certain qu’ils se sont croisés. Finalement, comme je
m’intéressais de plus en plus à Ravel, c’est lui qui
a pris toute la place. Dans un premier temps, je voulais faire quelque
chose de très court, uniquement sur la tournée américaine,
puis ça ne me suffisait pas. J’ai pensé faire alors quelque
chose de très long sur sa vie mais se posait alors un autre
problème : je n’avais pas envie de faire un pendant romanesque à ce
qui existe comme biographie, notamment celle de Marcel Marnat qui est
remarquable. Finalement, j’ai décidé de travailler sur
les dix dernières années de sa vie. J’aimerais bien savoir aussi, en fait, ce qu’est
ce genre. S’il y a écrit « roman » sur la couverture, c’est
une initiative des Éditions de Minuit mais je n’y voyais pas
d’objection car on trouve quelque chose de l’ordre du travail romanesque
dans ce livre. Mais il correspond peut-être aussi à un
changement dans la façon dont j’aborde le roman, car je suis
un peu fatigué de mon rapport à cette forme en ce moment,
je cherche des moyens de la mettre en mouvement, de l’aborder chaque
fois différemment. Ce serait un peu la façon que j’ai
pu avoir ces dernières années, d’essayer chaque fois
de changer d’axe, au sens d’une caméra. (...) Retrouvez la suite de cet entretien (14 pages) en commandant le n°26 de La Femelle du Requin ! |