L'écrivain et
ses doubles
sur Enrique Vila-Matas
Un livre dans un livre
« La réalité et la fiction ! Voilà comment
j’ai fini par échouer dans l’éternel débat des
lettres espagnoles […]. La question est toujours la même :
quel pourcentage de vérité y a-t-il dans ce que vous
racontez […] ? Bien qu’il n’ y ait pas un jour où les frontières
sur lesquelles je danse entre réalité et fiction ne soient
gommées, la question nationale est toujours là, comme
un dinosaure inamovible.»
Cette phrase, extraite de Mastroianni-sur-Mer, dernier « essai
d’autobiographie » de Vila-Matas, aurait pu être celle
de l’écrivain en herbe qu’il était, lorsqu’il entreprend,
en 1974, la rédaction de La Lecture assassine, son premier roman,
dans une mansarde que lui loue Marguerite Duras à Paris :
«
Le roman se proposait de tuer quiconque le lirait, de tuer le lecteur
dès que celui-ci aurait fini de lire. Une idée inspirée
par la lecture de Comment on fait un roman, un essai d’Unamuno que
j’avais découvert chez un bouquiniste des quais de la Seine
et dont le titre avait retenu mon attention, car j’avais pensé qu’il
parlait de ce que précisément je ne savais pas faire. »
Ce que Vila-Matas découvre à l’époque chez Unanumo,
c’est, selon ses dires, « une bonne idée pour raconter
une histoire. » Plus qu’une idée, le thème
du « livre assassin » va devenir la matière
même de La Lecture assassine, « cette étoffe
dont les rêves sont faits » : le livre à venir
se voudra à son tour criminel. Une jeune femme à la beauté fatale,
Elena Villena, épouse de Juan Herrera, écrivain de renommée
mondiale, fait circuler un manuscrit dont elle est l’auteur – intitulé La
Lecture assassine – dont la découverte est suivie de la mort
de ceux qui l’ont lu. Juan Herrera d’abord, puis Vidal Escabia et Anna
Cañizal, qui travailleront successivement à la rédaction
du prologue de La Farce du destin, mémoires de Juan Herrera,
paieront de leur vie la lecture du bref poème en prose d’Elena
Villena. Le titre de ce récit fictif est le titre du livre réel,
celui de Vila-Matas. Elena Villena, qui a les mêmes initiales
que l’auteur, achève son récit à Paris en août
1975, époque à laquelle le jeune Vila-Matas ne finit
pas d’en découdre avec les affres de l’écrivain débutant.
Cette période de noviciat littéraire est le sujet de
Paris ne finit jamais, « autobiographie ironique » des
deux années parisiennes de Vila-Matas - qui coïncident
avec l’écriture de La Lecture assassine. Peut-on pour autant
se fier à Paris ne finit jamais pour élucider le mystère
et la sensation de vertige procurée par cet étrange livre
qu’est La Lecture assassine ? Vila-Matas, le premier, met en garde
le lecteur qui serait tenté de prendre au pied de la lettre
ses confessions :
«
Vous me verrez parfois improviser. Comme en ce moment même où,
avant de vous faire part de ma relecture ironique de mes deux années
de jeunesse à Paris, je ne résiste pas à l’envie
de vous dire que je sais parfaitement que l’ironie joue avec le feu
et que, en se moquant d’autrui, elle finit parfois par se moquer d’elle-même. »
Avec Vila-Matas, démêler le vrai du fictionnel est plus
qu’une gageure, un défi inutile : toute la grandeur de
l’œuvre de l’écrivain réside dans cette tension et cette
indécidabilité entre ce qui est réel et ce qui
ne l’est pas. Tension qu’il a su, dès son entrée en littérature,
illustrer avec La Lecture assassine. Bien malin celui qui pourrait
dire d’où provient « cet enfant d’une nuit d’Idumée »,
pour reprendre une image mallarméenne. Vila-Matas n’a de cesse,
dans Paris ne finit jamais, de semer le doute dans l’esprit de son
lecteur, et de le perdre dans le labyrinthe de ses tentatives d’explicitations.
Un écrivain sous influences
Arrivé à Paris pour tenter de mener la vie d’écrivain
que raconte Hemingway dans Paris est une fête, le jeune Vila-Matas
est un écrivain sous influences. Celle de Marguerite Duras d’abord,
son illustre logeuse, vient ensuite Vladimir Nabokov puisque la
structure de Feu pâle donne à La Lecture assassine sa
colonne vertébrale, Rilke inspire également le jeune
poète :
«
Je ne crois pas superflu de préciser que si le livre ne m’a
rien appris […] il est également vrai et étrange qu’il
m’a à sa manière aidé sur certains points, qu’il
m’a aidé non seulement à trouver le nom d’une ville et
d’un village allemands mais aussi à écrire les premières
phrases de la lettre de ma femme assassine, qui sont exactement les
mêmes que celles du quatrième message de Rilke au jeune
poète, message adressé de Worpswede près Brême
[…]. »
Plus loin, c’est « à travers le regard de Borges » que
Vila-Matas prétend avoir « commencé à lire
le monde », empruntant « l’esprit ludique de
Cortázar ». Le livre La Lecture assassine complique
encore la tâche de l’exégète : Elena Villena,
le double de l’écrivain, l’envers de Vidal Escabia (l’écrivain
raté qui fait écrire ses livres par ses femmes), s’inspire
de Góngora, de T.S Elliot, des œuvres de son fictionnel de mari.
Elle attribue, à la fin du livre, la paternité d’un texte
assassin à la Poétique d’Ignacio de Luzán. Mais
si l’on en croit encore l’auteur, une partie du manuscrit d’Elena Villena,
n’est que la transposition d’ « une grande partie de la
page 7 de l’édition espagnole de Giacomo Joyce (un cahier personnel
de l’auteur d’Ulysse) » Parallèlement, inséré dans
le manuscrit fictif de La Lecture assassine, on trouve le seul poème
que Vila-Matas prétend avoir écrit :
«
Au fond ce que raconte le manuscrit criminel La lecture assassine est
la mort du poète que j’avais voulu être. » Il
affirme « avoir écrit un livre en entier pour pouvoir
y intercaler un poème, un seul poème, le dernier que
j’aie écrit dans ma vie et le premier que j’aie publié ».
Duras, Nabokov, Rilke, Joyce, Góngora, Cortázar… Autant
d’influences revendiquées qui créent cette « confusion
mentale » décelée par Marguerite Duras chez
le jeune Vila-Matas. C’est celle aussi que l’on relève chez
Borges et dans son credo en une « frontière labile
entre réalité et fiction » : le réel
existe-t-il vraiment ? Chez Vila-Matas, s’il est, il excède
les frontières de la perception commune. Bien que l’auteur espagnol
s’en excuse - « chiche semble la noblesse de ma poétique » -
on retrouve bel et bien dans La Lecture assassine des hallucinations
dignes de celles que procure le LSD et qui mènent l’écrivain à s’interroger : « La
réalité visuelle acceptée par le sens commun » a-t-elle « quelque
chose à voir avec la vraie réalité » ?
Ainsi, ce n’est pas innocent si les personnages de La Lecture assassine
ne sont jamais sûrs de ce qu’ils croient avoir vu. Le monde est
une « branloire pérenne » et la vie un
songe. Quoi d’étonnant alors que Vila-Matas ait été si
sensible à l’esthétique d’Arrietta, comme il le prétend
dans Paris ne finit jamais ? : du cinéaste « underground » en
vogue dans les années 70, Vila-Matas sera sensible aux « jeux
de miroirs, les changements d’apparence (y compris appliqués
au texte lui-même), l’érotique du transformisme et, surtout,
la prose poétique considérée comme une fête. »
La confusion des genres
À force d’explications sur les
pourquoi et les comment de la genèse de La Lecture assassine,
on s’éloigne de l’élucidation
d’une œuvre pour entrer dans « l’ère du soupçon ».
Essai d’autobiographie et roman, réalité et fiction,
vie vécue et vie fantasmée finissent par se confondre…
Confusion portée à son paroxysme lorsque dans Paris ne
finit jamais Vila-Matas raconte qu’il en vient à redouter son
voyage à Brême, où il doit donner une conférence,
ville dans laquelle Elena Villena, l’héroïne de La Lecture
assassine, découvre le cadavre de l’écrivain Vidal Escabia
dans la chambre n°666 d’un vieil hôtel :
«
Si c’était le 666 – ce que je croyais ou était enclin à croire
très peu probable -, je devais, bien sûr, me considérer
comme un homme mort. Il se peut, me disais-je, que la totalité de
mon œuvre ait consisté à écrire pendant trente
ans pour finir par faire un retour aux origines, pour finir par retourner,
en dessinant un cercle diabolique – n’oublions pas que le numéro
666 est celui de la Bête -, aux premières phrases que
j’aie écrites dans mon premier livre, par y retourner et être
leur victime mortelle, comme l’avait été de mon manuscrit
Vidal Escabia, le premier personnage de mes livres que j’aie tué. »
La
Lecture assassine, roman protéiforme s’il en est, n’est pas
qu’une œuvre de jeunesse : roman du crime qui débouche sur une
métaphysique et une vision du monde, aussi fuyante et incertaine
que l’architecture des fontaines du Bernin ou les rêves d’Ana
Cañizal, ce premier roman est un art poétique que Vila-Matas
explicite dans Mastroianni-sur-Mer :
«
Tout écrivain est un hybride où cohabitent les influences
d’écrivains réels et celles d’écrivains inventés
[…]. Je crois que mes livres devraient être perçus pour
ce qu’ils ont réellement toujours été : des
livres écrits par des personnages de roman. » Vila-Matas
peut bien alors faire son entrée sur la scène littéraire
en projetant la mort de son lecteur, qui condamnerait son œuvre à l’inexistence
– imagine-t-on un instant un livre sans lecteurs ? – et annihilerait
l’angoisse d’être publié. Mais ce que célèbre
ce « funèbre début littéraire »,
c’est paradoxalement la naissance d’une grande œuvre, qui ne cesse
depuis de croître. Selon le poète Roberto Juarroz, que
cite Vila-Matas dans Mastroianni-sur-Mer, « au centre du
vide, il y a une autre fête »… pas celle de Paris
mais celle de l’art de la fiction.
Elizabeth
Flory
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