Maspero, les Éditions et l'Algérie

Les Éditions Maspero sont nées en 1959 au sein de la tourmente algérienne et, poursuivant la voie ouverte par les Éditions de Minuit, se sont impliquées dans une lutte qui les a mises d’emblée dans une logique de rupture avec le pouvoir en place.
Elles ne vont pas seulement dénoncer les crimes commis par la France mais vont mettre en avant toutes les luttes des pays colonisés, réclamer non pas seulement la fin de la guerre mais l’indépendance de l’Algérie.
Au début du conflit algérien, seule la presse diffuse une contre-information s’opposant aux mensonges de l’État. Des revues, respectées et écoutées comme Esprit ou Les Temps Modernes faisaient paraître bien avant le début du conflit des articles où étaient dénoncés les méfaits du colonialisme. Des bulletins, clandestins ou non, furent créés, comme Vérité Pour de Francis Jeanson, de façon à publier tous les articles saisis ou interdits ailleurs. France-Observateur, L’Express, Témoignage Chrétien, Le Monde se mirent rapidement aussi à dénoncer les méfaits de cette guerre.
Dès 1957, la sphère éditoriale, avec Minuit et de façon plus modérée Le Seuil, relaie la presse dans le domaine de l’information. Le livre joue alors un rôle à part entière dominant tous les autres vecteurs d’opinion.
Croire que les Éditions Maspero voulaient combler un manque, une absence d’infor-mations autour du conflit algérien, limiter les publications de cette maison à une lutte contre le colonialisme seraient, très réducteur.
François Maspero dit ainsi : « Ce n’est pas la guerre d’Algérie qui m’a poussé à devenir éditeur. J’avais "envie" de faire ce métier. La guerre d’Algérie m’a seulement obligé à ce type d’édition "engagée" alors que je voulais seulement faire un travail intéressant en liaison avec la librairie (que je n’avais pas voulue engagée non plus… ).   »1
L’envie de publier est née dès 1958. François Maspero, libraire depuis deux ans, acquiert en 1956 La Joie de lire située 40, rue Saint-Séverin à Paris. Détail ironique, ce nom avait été donné sous Pétain par un libraire collaborateur et François Maspero n’eut jamais le temps d’en changer. Il rêve alors d’un véritable lieu de vie, d’échange, « d’une librairie-bibliothèque au service des militants de la culture, de fiches de lecture, de listes thématiques, d’expositions et de débats »2. Littérature, poésie et arts plastiques n’y seraient pas dissociés de la politique, des sciences humaines.
Diverses idées et opinions s’y échangent, sans censure ni ostracisme, en évitant les pesanteurs institutionnelles comme cela pouvait être le cas à La Hune. C’est un espace agité de liberté et de découverte où « chacun m’apportait quelque chose de ses recherches, de ses curiosités, de ses passions ; je m’efforçais d’y répondre et ma réponse était d’enrichir mon fonds dans le sens qui les intéressait  »3.
Le début de la guerre d’Algérie amène la librairie à s’engager résolument dans le conflit. On y trouve tous les ouvrages et journaux interdits. Durant cette période de censure, d’attentats, de menaces, ne proposer que des sources authentiques permettant aux lecteurs de juger par eux-mêmes, c’est déjà prendre parti, courir de nombreux risques. Risques physiques bien sûr, mais aussi financiers : les exemplaires sont saisis aux frais du libraire.
Or les attentats et les descentes de police ne manquent pas. Pour Paris-Presse, François Maspero devient « l’homme le plus plastiqué de France ». Cible de l’OAS, la librairie organise des veillées avec des étudiants et des sympathisants, tissant ainsi un réseau d’amitié et d’entraide. Certains de ces gardiens bénévoles deviendront des auteurs.
Cet amour des livres et de la liberté débouche sur la création et l’édition d’ouvrages en 1959  :
«  Il n’y avait pas de salaire (mon salaire de libraire me suffisait). Il n’y avait aucune "équipe" […]. J’ai tout fait, du graphisme des couvertures […] à la correction des épreuves.  »4
Son premier catalogue de caractères lui est donné par Guy Lévis-Mano, artisan typographe, éditeur, traducteur, poète, ami des surréalistes qu’il publia. François Maspero va tout apprendre « sur le tas » :
«  Je puis dire que ce travail d’éditeur, je l’ai d’abord fait […] de mes mains : travail manuel, travail d’artisan. Revanche de gaucher. Il faut être clair : conjointement à toutes les justifications du militantisme et de l’utilité, il y a, primordial, le plaisir de ce travail manuel qui s’apparente […] au travail du potier ou de l’ébéniste.  »5
Reste aussi la fierté, légitime, de s’être imposé seul, sans le soutien du milieu intellectuel, bien au contraire. Certes, son nom est loin d’être inconnu : son grand-père, Gaston, fut un égyptologue de renom et son père, Henri, un sinologue réputé. Mais il n’a pour lui aucun réseau d’amitiés dans le monde de l’université ou de la littérature.
Marginale politiquement et professionnel-lement, la jeune maison d’édition est précaire, mais libre et indépendante :
«  Les éditions ne seraient pas nées sans la librairie et, longtemps, elles n’ont pu vivre que grâce à elles. [Elle] m’a permis de rencontrer les auteurs, de maintenir le dialogue avec les lecteurs dont les attentes correspondaient souvent aux miennes. »6
Dans le petit monde éditorial des années 1960, les Éditions Maspero doivent s’imposer. Tâche difficile dans un milieu qui fonctionne souvent sur des réseaux :
«  Le milieu éditorial était effectivement très fermé et plus que réticent. Dans les premières années, les éditeurs à qui j’avais affaire en tant que libraire, continuaient d’ignorer que j’étais aussi "éditeur". Ils sont restés méfiants jusqu’à la fin […]. J’ai toujours eu l’impression d’être considéré comme un marginal pas sérieux. Même Jérôme Lindon considérait que j’étais irresponsable, car je n’avais pas les capitaux qui doivent raisonnablement fonder toute entreprise de ce genre. Je n’ai jamais fait partie des instances corporatives (Cercle de la Librairie, syndicat des éditeurs). »7
Les Éditions Maspero ne peuvent non plus se prévaloir d’un soutien politique contrairement aux Éditions Sociales totalement soumises au PCF. François Maspero a bien été affilié au Parti Communiste mais il en a été exclu en 1956 en raison de son désaccord avec les événements de Budapest.
Cette trop grande liberté idéologique fut la cause d’interprétations erronées, de jugements caricaturaux :
«  […] Les Éditions Maspero, précisément parce qu’elles n’obéissaient aux ordres de personne, se sont fait coller des étiquettes par ceux qui trouvaient leur liberté suspecte. Traîtres au communisme pour les uns, trotskistes pour les pro-chinois et inversement, marchands de la révolution pour les situationnistes, ou platement tiers-mondistes. Toutes ces étiquettes sont aussi fausses que réductrices. La seule qui conviendrait, mais elle n’est pas idéologique, serait "dérangeantes". »8

Il n’y a pas de ligne éditoriale, une maison d’édition n’est pas « un programme stru-cturé ; ce n’est pas un parti politique […] c’est un tissu lâche de pulsions souvent contraires ; l’éditeur n’est jamais le créateur au premier degré, sinon il tombe soit dans un sectarisme stérilisant, soit dans le marketing.  »9
Différentes collections voient le jour. La première, « Cahiers libres », place d’emblée les éditions sous le signe de l’insoumission et du non-conformisme en s’inspirant des « Cahiers de la Quinzaine » de Charles Péguy dont on retrouve la devise : « Ces Cahiers auront contre eux les salauds de tous les partis ». Cette collection est destinée à publier des documents politiques alors quasiment absents du monde éditorial. « Textes à l’appui », dirigée par Pierre Vidal-Naquet est créée fin 1959 pour les Sciences Humaines. Les premiers colloques économiques en Algérie seront présentés dans « Économie et Socialisme » tandis que la collection « Libertés » en 1960 ne publie que des textes protestataires ou des manifestes. « Voix », créée par Fanchita Gonzalez-Batlle investit un domaine plus littéraire avec entre autres Nazim Hikmet et Tahar Ben Jelloun…
Les premiers livres sont des rééditions (Les Origines du socialisme allemand de Jean Jaurès) et des traductions (La Guerre d’Espagne de Pietro Nenni, chef du Parti socialiste italien, atteint 10 000 exemplaires).
Suivent deux ouvrages de Frantz Fanon, considéré comme le théoricien majeur du tiers-mondisme, qui analysent dans un style violent les effets de l’aliénation sur les colonisés.
L’An V de la révolution algérienne en 1959 est l’un des premiers livres saisis. En 1961 Les Damnés de la terre provoque admiration ou rejet, y compris dans les milieux de gauche.
François Maspero publie également Paul Nizan en 1960 s’opposant ainsi à la volonté du PCF. Avec Aden Arabie, Maspero conjugue littérature, combat anti-colonialisme et mépris des institutions. C’est l’une des rares fois qu’il se sent en parfaite adéquation avec le texte publié. Dans une célèbre préface, Sartre y ressuscite Nizan et offre à l’ouvrage une importante audience.
La guerre d’Algérie bouleverse les Éditions qui soutiennent l’indépendance. En 1961, douze livres publiés sur dix-huit sont consacrés à l’Algérie et sept sont censurés.
Relevant plus du genre du dossier de presse, Ratonnades à Paris de Paulette Péju est rédigé dans l’urgence après les manifestations d’octobre 61 à partir des réactions immédiates de la presse française et des premiers témoignages des victimes. Publié en un temps record, accompagné de photos d’Elie Kagan, il est immédiatement saisi au brochage chez l’imprimeur. C’est le premier à dévoiler la vérité sur cette nuit sanglante.
La particularité des Éditions Maspero est aussi d’offrir des témoignages de militants algériens, de voix du FLN et non pas uniquement d’appelés français.
Ainsi, Nuremberg pour l’Algérie (I-II) en 1961, écrit par un collectif d’avocats du FLN, met directement en cause l’armée avec des témoignages accablants qu’aucun démenti officiel ne viendra contredire.
Or, si la censure laisse passer des œuvres qui dénoncent la guerre sur le plan moral ou rendent compte de la réalité coloniale, elle ne peut admettre la critique de l’armée dans ses méthodes de « pacification ».
Aux procès trop médiatiques, l’État préfère les saisies directes. Non seulement elles sont discrètes et n’attirent pas l’attention du grand public mais en plus elles se révèlent extrêmement coûteuses pour l’éditeur, mettant ainsi en péril l’équilibre financier de la maison :
« Des livres ont pu atteindre, grâce à quelques libraires courageux et à des diffuseurs militants, une vente de deux ou trois mille exemplaires (jusqu’à la fin de la guerre), et c’était dû je pense, à leur valeur intrinsèque (L’An V de la révolution algérienne). D’autres non. Par exemple il n’a pas dû se vendre 500 exemplaires des Harkis à Paris, et moins, du fait de la saisie au brochage, de Ratonnades à Paris […]. En tout cas, du point de vue financier, les saisies ont été efficaces : à la fin de la guerre d’Algérie, je n’aurais pas tenu beaucoup plus longtemps. »10
François Maspero défend systématiquement ses ouvrages et s’applique à les rééditer avec le plus souvent l’ajout d’une préface où il explique et justifie ses choix éditoriaux et ses orientations politiques.
La circulation des livres se fait hors des circuits officiels, grâce à un réseau de militants et des libraires courageux.
«  Entre 1959 et 1962 j’eus à affronter une quinzaine d’interdictions, soit en vertu des "pouvoirs spéciaux", soit en fonction d’inculpations - quatorze je crois – dont je fus l’objet : atteinte à la sûreté de l’État, injures envers l’armée, incitation de militaires à la désertion. Nous pûmes toujours continuer la diffusion des livres, non sans beaucoup de difficultés. »11
Difficile aujourd’hui d’évaluer quel fut l’impact des écrits dénonçant la guerre d’Algérie. L’historien Benjamin Stora insiste sur « l’indifférence relative de la société française face à la question algérienne »12 pour lui plus problématique que la censure qui arrivait, bien qu’avec difficulté, à être contournée.
Cependant, le débat prend dès 1960 une ampleur nationale, notamment grâce au procès du réseau Jeanson, ces « porteurs de valises » qui ont aidé le FLN dans sa lutte.
«  Si l’opinion publique a "basculé", c’est essentiellement, me semble-t-il, du fait du poids de plus en plus insupportable de la guerre, avec le million et demi d’appelés en Algérie. Il est très difficile d’évaluer le rôle des "piqûres d’abeille" qu’ont pu jouer les écrits qui la dénonçaient. Ce que je me disais en tout cas à l’époque, c’est que même s’ils ne touchaient que des convaincus, ils donnaient à ceux-ci de quoi en convaincre d’autres. Sinon, effectivement, ils n’auront servi à rien. »13
Le combat pour l’indépendance de l’Algérie a offert une grande légitimité aux Éditions Maspero. Désormais reconnues dans le milieu éditorial, elles vont élargir un peu plus le champ de leurs publications à la fin de la guerre notamment dans le domaine des sciences humaines…

Jonis Clotilde

Illustration : Didier Karkel

 

1 Lettre du 20/07/02.
2« Comment je suis devenu éditeur », Le Monde, 26 mars 1982.
3 ibid.
4 courriel reçu le 09/08/02.
5 « Comment je suis devenu éditeur », Le Monde, 26 mars 1982.
6 Courriel reçu le 09/08/02.
7 Lettre reçue le 20/07/02.
8 Fanchita Gonzalez-Batlle, lettre reçue le 07/08/02.
9 « Comment je suis devenu éditeur », Le Monde, 26 mars 1982.
10 Courriel reçu le 09/08/02.
11 Lettre reçue le 20/07/02.
12 Fanchita Gonzalez-Batlle, lettre reçue le 07/08/02.
13 « Comment je suis devenu éditeur », Le Monde, 26 mars 1982.
14 Courrier reçu le 20/07/02.
15 « Comment je suis devenu éditeur », Le Monde, 26 mars 1982.
16 STORA (Benjamin), La Gangrène et l’Oubli, La Découverte, Paris, 1998.
17 Courrier reçu le 20/07/02.