À l'ombre de la jeune fille à la culotte d'or

Sur Juan Marsé

Autodidacte, Juan Marsé a longtemps travaillé comme ouvrier dans une bijouterie. L’un des lieux communs de la critique est d’ailleurs de le comparer à « un orfèvre du style ». L’auteur lui-même ne semble pas se dérober à cette métaphore lorsqu’il représente le travail de l’écrivain, à travers son personnage, Luys Forest : « Je démonte une longue phrase rouillée et essaie de la remonter à l’envers : elle ne grince plus mais elle ne dit déjà plus la même chose. »
La Fille à la culotte d’or pourrait désigner l’oeuvre de dentelle d’un improbable orfèvre. C’est pourquoi, connaissant le parcours de Marsé, il est possible de déceler dans ce titre un désir d’autobiographie, le signe d’un retour sur soi. Cette hypothèse trouve facilement confirmation dans le sujet-même du roman qui met en scène un écrivain phalangiste, plongé dans la correction des six cents pages de ses mémoires. Contrairement au mémorialiste habituel, dont le souci est d’essayer de retranscrire avec précision, au travers du double filtre de la mémoire et du langage, le vécu, Forest n’est pas guidé par la sincérité mais par la volonté de falsifier son histoire personnelle. L’action se déroule en 1976, un an après la mort du Général Franco, qui marque le retour de la démocratie en Espagne. À la manière d’un collaborateur français qui s’inventerait des actes de résistance, Luys Forest va revisiter son passé pour se dépeindre sous les traits d’un fervent partisan de la démocratie et se construire un autre moi. C’est ainsi qu’il se fabrique une précoce crise de conscience qui le pousse dès 1942 à couper sa moustache, attribut viril des phalangistes, pour souligner son opposition au régime1 : « Ainsi, en introduisant dans ses mémoires une deuxième supercherie qui altérait une information triviale (la date, le lieu et l’occasion où il s’était rasé la moustache pour toujours) Luys Forest s’enfonça sans remède dans le jeu de se chercher soi-même dans l’autre souvenir sans date, spectral, fragile et étayé de fables de ce qui aurait pu être mais n’avait pas été. » 
Ce projet scripturaire qui vise à faire de la littérature une œuvre plus vraie que la vie elle-même peut nous rappeler celui d’un autre personnage lancé aussi dans cette recherche du Temps perdu. En effet, le héros de Proust n’énonce-t-il pas « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature » ? Alors que pour Proust l’écriture permet de découvrir la vie et de lui conférer son sens véritable, Luys Forest lui, profite des artifices du langage pour pragmatiquement réorganiser son passé et se racheter une bonne conscience. Il prend comme point de départ à son projet autobiographique l’angle découvert par le narrateur de La Recherche, mais en en dénaturant le concept : la vision de Proust est ici caricaturée, rabaissée par les mensonges systématiques de l’écrivain qui à travers son œuvre compte se réhabiliter lui-même. Le projet n’a plus rien ici d’artistique, ni d’absolu, il ne sert que les intérêts bassement matériels d’un romancier de deuxième classe. Ce que Forest ignore par contre, et c’est ce qui confère au récit son suspense, est que son entreprise de faussaire2 va déliter jusqu’à l’hallucination son présent, le présent de l’écriture.
Dès l’incipit, le travail de Forest est contrarié par la visite de sa nièce qu’il aperçoit sur la plage, vêtue d’ « une culotte d’or ». Chargée d’un reportage sur son oncle, Mariana l’interroge, lit et commente sans complaisance les brouillons de celui-ci. Vaguement journaliste, la jeune fille n’a rien du biographe objectif à l’affût du fait historique. Nymphomane, fantasque, portée sur la drogue, elle représente la nouvelle génération qui se moque de l’idéologie franquiste et de son carcan catholique. Le roman se développe dans une ambiance corrompue à partir de ce dialogue paradoxal entre la pigiste ironique, fumeuse d’herbe, et le romancier imposteur, amateur de whisky...
« Tu as l’air déprimé, tonton, tu veux que je te suce ? C’est bon pour la dépression.
Forest parvint d’une seule main à porter le verre de whisky à ses lèvres sans en perdre une goutte puis il déclara :
- Cela aurait au moins l’avantage de t’empêcher de proférer des énormités pendant un moment.
- Tu te trompes, tonton. Je peux faire les deux en même temps.
- Ça je n’en doute pas, friponne »
Sous le libertinage et la provocation, la fille à la culotte d’or contredit les mensonges de Forest qui s’enlise progressivement dans le labyrinthe des souvenirs factices. Accumulation de malentendus, de quiproquos et d’oubli, le « temps perdu » devient un « temps pervers » d’où il est impossible d’extraire une quelconque vérité. Chaque événement se démultiplie en reflets complexes qui donnent lieu à des interprétations opposées. Forest prétend par exemple avoir tiré, un jour d’ivresse, sur l’emblème fasciste qui ornait la façade de sa maison (une main cernée par des flèches), premier acte de résistance vis à vis de la dictature, mais Mariana avance une version bien différente : Forest furieux aurait tiré sur la main d’un électricien soûl qui pissait, près de l’emblème…
Élément mouvant, instable, maré-cageux, le faux magma rétrospectif remonte à la surface et contamine de mirages la réalité. Comme dans un conte fantastique, des objets inventés ou disparus surgissent un peu partout dans la maison de l’écrivain. Il retrouve au fond d’un tiroir le revolver Astra dont il croyait s’être débarrassé après son méfait. Il tombe par hasard sur la réplique exacte d’un tableau du peintre Tey qu’il avait imaginé de toutes pièces dans ses mémoires. Le fatras de mensonges convertit ainsi son existence même en trompe-l’oeil. Alors qu’il croit contempler une tempête sur la mer, il s’aperçoit qu’il est en fait dans son jardin, près du fil à linge. De même, il découvre que la culotte d’or de sa nièce n’existe pas et symbolise une vérité qu’il est incapable d’interpréter3. Cette fragmentation croissante du monde le conduira à une épiphanie destructrice, à rebours de celle du protagoniste du Temps retrouvé. Victime de son narcissisme cynique, l’artiste est trahi par sa création. Outil morbide, sa machine à écrire n’est qu’un cercueil qui abrite des charognes. La révélation finale n’insiste pas sur la grandeur de l’œuvre d’art mais sur sa capacité dangereuse à altérer la « vraie vie » et à plonger l’auteur dans le néant.
On comprend pourquoi, au lieu de raconter sa vie, Juan Marsé se contente de la mettre en abyme à travers un personnage qui se débat dans le dédale de son imposture. Le texte ne s’encombre jamais d’un jugement politique ou moral. Marsé se limite à raconter. Comme dit Forest :
« J’ai toujours préféré décrire plutôt qu’expliquer.
- C’est plus prudent.
- Dis donc, je vois que tu connais pas mal de choses sur ce métier. »
Pourquoi un antifranquiste comme Marsé choisit-il un ancien phalangiste pour livrer sa vision de l’écriture ? Il peut s’agir d’un subtil jeu de miroir, le côté gauche se reflétant à droite. Il se raconte ainsi sans se dire, se met en scène sans s’énoncer. On voit bien ici comment l’ambiguïté, à la source même du texte, génère un style élégant, décadent, à mille lieues de tout maniérisme. Plutôt qu’un orfèvre, on comparerait volontiers Juan Marsé à un brillant illusionniste. Loin d’un certain formalisme sur la mise en abyme, il nous donne à entrevoir le narcissisme chaotique, le dédale incestueux et sans doute un peu de cette torture volontaire et hallucinatoire qu’est l’écriture.


Paul Kodama

Photographie : Cléa Brunschwig


1 Le roman de Marsé écrit en 1978 a-t-il inspiré La Moustache (1986) d’Emmanuel Carrère ? On y retrouve la même problématique du souvenir factice.
2 Mariana est accompagnée d’un jeune peintre photographe, Elmyr, dont le prénom rappelle le fameux faussaire hongrois, Elmyr de Hory, qui, installé à Ibiza, peignait des fausses toiles de maître qu’il revendait à prix d’or en les présentant comme un trésor de guerre nazi...
3 La culotte d’or, sous-vêtement de métal, symbolise peut-être une ceinture de chasteté.