Au Bonheur des fatigués

A propos de Méroé d'Olivier Rolin


La littérature et la défaite :

Avant tout, Méroé parle de littérature. Et pas forcément dans les multiples citations d’écrivains qui émaillent le récit, mais plus insidieusement. Le narrateur définit sa passion pour les lettres comme un bourbier avec du romanesque par-dessus. En effet, c’est à une étonnante vision des lettrés que la ferme envahie par des crapauds et évoquant Dante, l’Upper Nile Rational Farm, nous convie. Comme une sorte de pourrissement de la culture, ou, plus optimiste, une joie coassée quand toutes les influences littéraires se retrouvent mêlées. Harold Winterfield, silencieux et ne pouvant participer à ce spectacle (p.54), finira suicidé volontaire dans le Nil Blanc.
Dès la page 25, le programme est lancé à Harald, un échassier qui remplace l’ami, le confident : le livre, comme l’amour, a le pouvoir « de vous désintégrer mais aussi, et contradictoirement, de vous concentrer en un point d’intelligence et de sensibilité absolues ». La suite logique de cette extase serait évidemment la mort, une mort sublime. Et pourtant, le narrateur ne va pas chercher la mort mais une longue rêverie romantique et déphasée, sans opposition mani-chéenne, une « idiotie heureuse, comme on dit, pacifique et pacifiante. Il arrive que la lucidité retrouvée regrette des moments d’hébétude qui sont le bonheur des fatigués » (p.77). Ou encore la recherche d’une « éternelle mélancolie du ‘trop tard’ » (p.95).
C’est la grandeur passée qui pousse les deux hommes à vivre rétrospectivement :
« Ces pierres rustiques entre lesquelles sifflait un vent brûlant étaient l’ultime promontoire d’un monde dont il ne demeurerait absolument rien, et qui avait été grand » (p.164) en ceci qu’elle rend leur amertume plus grande encore. Et leur victoire choisie dans la défaite est écrasante. C’est au Soudan que Vollender et le faux héros romantique vont s’échouer.

Le Soudan et le Nil :
Pays exemplaire pour y placer une histoire de l’homme qui commencerait son rebours le long du Nil, le narrateur y remonte le temps, glanant une apocalypse qui ne vient pas :
« Tu crois que c’est le sens de l’Histoire qui s’est inversé ? Qu’elle irait et repartirait le long du Nil, l’Histoire, jusqu’ici, comme une marée ? » (p.27.)
Il vient mourir au Soudan et y contempler sa perte causée par l’ennui. Stationnant un moment à El-Khandaq, il laisse son esprit errer, ivre des mots prononcés par un vieil apothicaire noir. « Au Cœur des Ténèbres » de Conrad, semble même appelé à la rescousse pour l’édification d’un Nil emblématique :
« Alors, l’histoire, pensais-je confusément, ce jour-là, c’était peut-être ce flux et ce reflux qui déposaient au confluent des Nils les sédiments de la Méditerranée et du cœur des ténèbres. » (p.39.)
Il faut toujours remonter un fleuve pour trouver un demi-dieu ou un demi homme, tel Kurtz, vénéré et haï, monstre bestial ou Dieu de folie. Mais c’est aussi le long du Rift Occidental que l’humanité serait née, séparant les premiers hommes de la lignée des grands singes. Le Nil, berceau de l’humanité, mais Rolin remonte à la source et non à l’embouchure égyptienne…
Le Nil est aussi emblématique par son « nomadisme » : il traverse les pays, est apatride et par là même anti-social, tout comme ces Bédouins qui suivaient les pluies, considérés par Ibn Khaldûn « comme des ennemis de la civilisation, c’est-à-dire des villes, de l’écrit, de la pensée » (p.81).
Le fleuve, une entité qui emporte et mixe toute chose, drainant des graines culturelles des hauts plateaux vers la mer et mélangeant les époques dans son limon.
Et le temps en vient à s’arrêter à Khartoum ou à Méroé. Le narrateur finit par s’isoler, créant sa bulle temporelle, construisant et reconstruisant sa vie entre un passé irrattrapable, un présent sans accroche et un avenir incertain : se rendre à la police qui se moque de son histoire de meurtre :
« Une journée de plus. En vérité, les jours ne s’additionnent que lorsqu’on en attend quelque chose. La comptabilité suppose une idée de l’avenir. Tout à l’heure, on retrouvera ces caves dans la salle à manger, on se fera aimable avec eux : histoire de soutirer quelques nouvelles du pays, malgré tout. Autant dire de notre passé. » (p.63.)
Le Soudan, loin des circuits touristiques habituels et des conquêtes historiques, a ainsi une histoire figée, étrangement anormale. Les populations du Soudan elles-mêmes se sont évertuées au cours des siècles à reproduire et fossiliser des civilisations défuntes, une sorte de société entièrement tournée vers le palimpseste. Un pays qui semble nier l’histoire va jusqu’à dire Vollender en ce sens qu’il fait renaître ce qui aurait dû mourir, la religion ou la boutique d’un barbier de la rue Zubayr ; une machine à remonter le temps (p.83).
Pourquoi ne pas voir dans cette histoire un clin d’œil à la mort annoncée de la littérature, une mort que l’on pourrait combattre, réfugié dans un pays de tradition orale ? Pied de nez aux puristes, mais aussi histoire en boucle puisque les premiers mythes empruntaient plus à une tradition orale qu’à l’écriture… La forme de ce récit échappe d’ailleurs à une classification simple puisque dans un premier temps, il s’agit ouvertement d’un soliloque adressé à l’échassier puis, la multiplicité des voix (de longues pages offertes par exemple à Vollender pour ses cours d’historien) et la situation d’élocution dans l’hôtel des Solitaires renvoient à une sorte de journal, journal d’un fou, évidemment…
Le Nil et sa source hypothétique, rêvée, inexistante n’a ni passé ni avenir. Cela crée un entrelacs de destins.

Le livre des destins croisés :
« Harald ne se rendort pas. Au contraire, il (…) s’ébroue en bâillant face au Nil. Souvenir impromptu de Buck Mulligan se rasant face à la mer pituitaire, au tout début d’Ulysse. Introibo ad altare Dei. Ça sert à ça, d’avoir un peu lu : à marmonner intérieurement. » (p.29).
Le narrateur se souvient de Buck Mulligan dans Ulysse de Joyce et le lecteur ne peut que sourire. Joyce jouait avec Homère et Rolin mêle malicieusement les deux auteurs puisque son narrateur se lie également avec Ramadan qui parle grec car, dit-il, « c’est la langue d’Ulysse » (p.69).
Les yeux pairs de Vollender sont propres à évoquer un autre livre :
« l’un presque jaune, l’autre noir. Cela me rappela vaguement quelque chose, mais quoi ? Les yeux d’Alfa ? Non, ils étaient couleur d’huître. C’était sans doute la trace presque effacée d’une très ancienne lecture (…). »
Vollender l’archéologue qui vient d’Allemagne de l’est, la défunte RDA propice à la naissance de fictions diverses, de l’espionnage à la traque des anciens SS. Vollender, venu au Soudan pour brouiller les pistes, ne pas faire ce qu’on attendait de lui, poussé par un désir de se couper du monde au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. En se revendiquant romantique :
« Tous les Allemands, je veux dire les meilleurs d’entre eux, sont romantiques : et c’est aussi par quoi ils communiquent avec les pires, avec les monstres. Nous ne sommes jamais sortis de cela. » (p.92.)
il semble tout droit surgi… d’un roman ! Un personnage se revendiquant comme personnage et assumant ses clichés.
Le narrateur cherche continuellement à recréer ce qu’il a vu avant, et procède ainsi de la citation au palimpseste puis à la création pure, auteur et narrateur curieusement liés : Alfa, comme la première lettre d’un alphabet perdu, alpha et la deuxième femme, Dune avec son renvoi lexical au sable, la matière qui n’accroche pas, l’inverse du limon du Nil qui garde des traces. Dune comme le désert qui sépare le Soudan du reste du monde, comme le sable qui recouvre tout et éloigne les ruines sous son amoncellement poussiéreux. Dune est l’ennemie captivante.
Enfin, si même les pêcheurs sur le fleuve peuvent devenir des « poissons exilés à la surface plutôt que des hommes en chasse. » Alors, tout se mélange : « Histoire, temps, rôles » (p.77) et surtout les destins des personnages qui ne vont cesser de se croiser, s’imiter, se construire en d’étranges parallèles : Joël Ier rejoignant Gordon, Vollender en retard lui aussi :
« les choses, les vies suivent, comme les fleuves, des chemins tortueux pour aller au but » (p.238).
Ce que nous propose Rolin, c’est une littérature capable d’allers et retours afin d’alimenter la rêverie ; d’où ces multiples digressions dans le discours qui sont une certaine façon d’appréhender la vie, les choses, de tenter de donner du sens à ce qui n’en a sans doute jamais eu. Mais après coup et en tentant d’accepter les problèmes que ce délai soulève.

L’écriture, religion qui redonne vie :
Le narrateur cherche à produire plusieurs résurrections : celle d’Alfa avec Dune (étonnée de ce pouvoir que peuvent avoir les mots), celle de sa propre vie décalée dans le temps :
« Moi qui ai voulu croire, follement, en la résurrection, il n’y a que ces fantômes de plaisirs, presque désincarnés, qui ne m’aient pas trompé (il serait plus juste de dire : avec lesquels je ne sois pas trompé). La résurrection des corps ! C’est une folie magnifique, naturellement, comme toute folie. Une immense démagogie aussi, par laquelle les religions assujettissent les crédules, les nostalgiques, nous autres. » (p.70.)
Un objectif reconnu fugitivement, modestement, par un personnage construit tout en réminiscence, espérances :
« Ce que je sais, c’est que le Nil n’a pas de source, ni nos histoires : et que, de nos histoires, nous ne sommes pas le centre, sauf si nous écrivons : parce que l’écriture est le moyeu d’un monde insaisissable. C’est pourquoi je m’autorise à dire ‘je’, l’étant finalement si peu. En voilà assez. » (p.76.)
Et le livre se dévoile gigantesque parabole, définition romancée et floue de la chose littéraire qui mêle incessamment les histoires, imbrique les époques et les personnages, et dans laquelle le narrateur tente à sa façon idéaliste de revivre différents moments, sans perturber grandement le lecteur qui jongle inconsciemment avec les strates, créant des fulgurances temporelles.
Il s’ensuit que l’objet livre est alors montré dans ce qu’il a de plus religieux, l’écriture comme moyen de donner vie, de rendre tangible ce qui n’est plus, l’écriture qui fige, certes, mais fait aussi renaître, ce que le narrateur admet volontiers, « acharné à imaginer que quelque chose de vivant pouvait revenir de la mort » (p.77).
Que la fiction fait vivre, cela est certain puisque même un vieil apothicaire ressuscite autant qu’il invente dans un anglais effroyablement poétique des récits de crocodiles géants et d’arrivée d’Ecossais et de cornemuses. Les dires de ce personnage, plus griot qu’apothicaire (à moins que les histoires racontées soignent également l’âme), sont qualifiés de « fabuleux » (p.79), à la fois « mensonger », « extraordinaire » et « légendaire ». Et de la fable, on glisse dans le rêve.

Guidés par les rêves :
Tout comme il revit les quelques instants vécus avec Alfa, le narrateur métamorphose cette première recherche afin de poursuivre sa vie :
« j’étais en train de susciter une dernière métamorphose de la lubie qui, depuis des années, faisait de moi un fantôme consentant, pis : volontaire ; et qui, pour éthérée qu’elle me parût, tellement plus romanesque que les céréales de Winterfield, ne m’en a pas moins mené où j’en suis à présent (…). » (p.57.)
Et bien sûr, le rêve est aussi ce qui guide Vollender, mais un songe de type Shakespearien, puisqu’il cite les brumes d’Hamlet pour expliquer sa gêne à poursuivre plus longtemps un entretien (p.98). Tout n’est que rêve ou que poussière, comme en archéologie. D’ailleurs le site de fouille, une capitale sous une décharge, renvoie à ce musée sous le sable que gère momentanément le narrateur. Comme si tout ce qui est merveilleux devait disparaître, « dust to dust, ashes to ashes », sous le rêve ou non. Désespoir triste de ce qui a une fin…

Les ruines de l’humanité :
C’est le monde entier que l’on voit fondre, comme cette mendiante devant l’entrée de l’hôtel des Solitaires évoquant la ruine qui habite chaque être humain (p.60). Car le narrateur voit dans ce pays à la fois sa propre perte reflétée et les vestiges d’une civilisation occidentale déclinante. Pour Olivier Rolin, les espoirs politiques des années soixante ont disparu. L’optimisme détruit, il ne reste qu’à explorer des ruines. Celles du Soudan, pays rêvé puisqu’on y trouve de réels vestiges que l’on reconstruit à son grée, loin de toute école, et ce dès le XIXe siècle :
« ce qu’on cherchait sur le Haut-Nil (…) c’était des monuments qui attestent son influence [à l’Egypte], fût-ce en s’en écartant (…). Les châteaux forts de brique fauve éboulés au-dessus des cataractes étaient sommairement attribués aux Mamelouks, les églises qualifiées, ou plutôt disqualifiées, de l’épithète ‘coptes’. On n’allait pas perdre son temps avec des vieilleries même pas très vieilles, et dans lesquelles l’Occident savant ne trouvait que sa propre figure dégradée. »

C’est en fait « l’énigmatique puissance de l’échec » (p.95) qui conduit Vollender ou le narrateur dans ce lieu afin d’en percer les causes dans un incessant jeu du ‘et si’, à la base de toutes les métaphores fantastico-poétiques possibles… et aborder simultanément plusieurs réalités permet sans doute de mieux combler l’absence.
Mais là aussi, la confiance n’est pas acquise : quand Vollender se prend à parler de la littérature, c’est pour la présenter sous des vocables défaitistes : « ruine, cimetière, souvenir d’enfance ». On n’échappe pas au sentiment du « perdu d’avance » dans ce livre. Comment alors ne pas tenter de le lire comme une gigantesque allégorie de l’histoire de la littérature avec ces civilisations oubliées, ses « armées mortes » (p.250) que des vieux fous, amoureux transis, Français et Allemands se plaisent à ressusciter pour le plaisir de s’auto-flageler.

« Tout cela, d’abord, me fit rire, sarcastiquement : ma tête était farcie de citations, de références, pensai-je, comme un cendrier de mégots (...). » (p.109.)
Des traces, uniquement des traces… C’est pourtant la solution choisie par le narrateur, une mort et une survie dans la trace écrite, dans le journal, dans le soliloque… Rêvons, fantasmons, la force de ce livre consiste à imbriquer ce foisonnement de significations, ces leçons d’histoire romancées, cette aventure ou farce grotesque, ces chantiers de fouille en entretenant un dialogue constant entre ce qui a été dit et le miroir que lui tend le présent de narration. Car Méroé est ainsi : une bouteille à la mer, un SOS qui partira de toute façon trop tard, SOS à la femme aimée, SOS à la police, SOS au lecteur…
«  Et alors ? me demande Harald.
- Alors quoi ? Ça ne t’intéresse pas, toi, ces histoires de S.O.S. perdus dans l’éther, de vaines bouteilles à la mer ? 
» (p.31-32.)



Sylvain Nicolino

Photographie ©Jean-Luc Bertini