Von Magnet
Mezclador

Un art spectaculaire
(Notes éparses sur le spectacle Mezclador
Café de la danse, le 04/11/96)
De la disposition
Le spectateur entre dans une salle, un environnement
noir, obscur. Par moment un flash illumine les lieux, la scène comme les
gradins, confondus dans la lumière trop vive. Les yeux ne peuvent s'habituer à la
pénombre ; le spectateur ne distingue pas les préparatifs
de la scène du bruit que font les autres spectateurs en s'installant.
La performance qui aura lieu sera une expérience collective mêlant
aussi bien la salle que la scène. Lorsque tous les spectateurs sont installés,
le spectacle commence. Changement de pratique, la scène ne se propose
pas après l'habituelle longue attente. Il n'y a pas non plus de première
partie. Le public ne pouvant s'observer, guetter les réactions des autres,
est renvoyé à une attitude individuelle, à une solitude
avant le déroulement ultérieur.
Fin du spectacle et retour de l'obscurité.
Au lieu d'éclairer majestueusement la salle, Von
Magnet décide de renvoyer le spectateur à sa solitude initiale.
On ne verra pas le groupe dans la salle une fois le concert donné. L'acteur
reste acteur et interdit de confondre le personnage sur scène, entité une,
et l'homme hors de la salle qui reçoit et remercie, entité deux.
Dans la salle il y a mise en place d'une sorte de distance : le musicien-acteur
n'est pas une rock-star que l'on invective, il fait partie du spectacle, au même
titre que le décor. D'ailleurs, tous deux sont perçus simultanément.
Réactualisant les expériences théâtrales
de l'après guerre, Von Magnet propose une scène éparpillée
et oblige son spectateur à être actif, à faire un choix dans
ce qui lui est proposé : écran TV, spectacle pyrotechnique,
batteur visible, violoniste en cage... Il y a quelques années, Phil Von
trônait en crachant du feu et le spectacle était comme suspendu
(Lune des Pirates, 02/10/92). Maintenant l'esprit est maintenu éveillé,
attisé par ce qu'il pourrait ne pas voir s'il s'arrête trop longtemps
sur un détail. Incapable de se fixer un spectacle unique, il n'a d'autre
possibilité que d'être dépassé par les évènements.
Le recul de la salle de cinéma est impossible (regarder son voisin, se
détourner de l'écran). Le public est plongé dans une atmosphère.
Les applaudissement sont alors néfastes au sens où ils entraînent
un recul (la chanson mérite t-elle les applaudissements ?)
Du matériau
Des dos nus ainsi qu'une grande croix noire sur
le mur sont offerts aux premiers regards des spectateurs. Des matériaux élémentaires,
aussi bien réels (on remarque des dos d'hommes, des dos de femmes, des
dos plus musclés que d'autres), qu'abstraits : cinq dos, c'est l'idée
de l'homme qui tourne le dos, qui est prostré puis qui se relève ;
une croix relève de l'abstraction pure. Il va alors falloir remotiver
le sens de ces matériaux.
Les dos nus et les crânes rasés emportent
le spectateur vers la vision d'un bébé : même peau propre
et nue. Si ces dos individualisent des corps, en revanche ils effacent l'image
que l'on peut se faire des musiciens. La nudité va paradoxalement jouer
le rôle des masques antiques ou tribaux en camouflant la personne.
Une croix renversée, c'est le sigle de la
pornographie, de l'œuvre censurée. C'est aussi pour les puristes du hard-core
new-yorkais le signe du "J'y étais !" ; lors
des tout premiers concerts dans les clubs hard-core, on marquait d'une croix
noire sur les mains les mômes dont l'âge interdisait l'achat de boissons
alcoolisées au bar. Cette croix, présente dans l'imagerie de Von
Magnet depuis El Sexo Surrealista (ou elle prend la forme d'une prunelle
surmontée d'une croix) peut être lue comme un point de visée
semblable à celui de l'opticien "Regardez la",ou comme
une cible. La croix marque une intersection, un centre.
Revenons à Mezclador. Cette croix au mur
se décompose parfois en cinq éléments. Cinq éléments
ou cinq matériaux : la danse, la musique, la vidéo, le feu.
Au centre, un espace laissé vacant, sans réponse : l'âme
pourrait-on dire.
Une partie de la scène est envahie par un écran
vidéo. Il y a des images, il y a des sous-titres qui défilent trop
vite. Ils sont insaisissables, inidentifiables. Ils n'ont en apparence aucun
rapport avec ce qui se passe autour. Ces images ne nous renvoient pas à nos
rapports avec la télévision, rapports mainte fois dénoncés
par l'artiste moyen ; ces images nous renvoient à un fond culturel
commun, à une culture cinéphile vidée de son message, à la
signification perdue. Et si Mezclador était du cinéma abstrait
en trois dimensions ?
À l'arrivée du cinéma parlant,
Charles Spencer fut quelque peu ennuyé. Le règne du muet avait
transformé son Charlot en héros universel. Alors quelle langue
allait-il lui faire parler ? Le problème est finalement résolu,
c'est la scène des manchettes du film Les Temps modernes, scène
dans laquelle Charlot parle plusieurs langues.
De ce spectacle, le Métisseur, on
entend des bribes de phrases des paroles énigmatiques, des cris, des murmures.
Dans les albums il n'y a pas de livret de paroles joint. Tout comme la personnalité des
acteurs est rejeté hors-scène, le médium voix se voit refuser
un quelconque privilège. Le spectacle ne peut fonctionner que s'il est
pris dans l'ensemble de ses stimuli, des stimuli qui se rêvent universels.
Des rapports humains
Différentes scènes nous sont
offertes : un groupe se forme pour soulever une charge ; on s'aime
avec violence ; l'homme et la femme se battent ; un homme est pris
de transe ; une femme pleure. Tout cela est chorégraphié en
une danse qui allie flamenco et industriel, tribal et technologique. Une chorégraphie
qui a oubliée qu'elle a été pensée. Des actions universelles.
De la nature de l'homme
et de l'art en particulier
Une musique elle aussi universelle mêlant
bruits vivants (conversations, pleurs, cris) et samples d'instruments divers
sur des rythmes variés. On peut dire de la musique qu'elle se déplace
sur deux axes : elle parle au corps, c'est-à-dire qu'elle est physique
(pensons au tango, au jazz, au punk ou à la techno) et elle parle à l'esprit,
c'est-à-dire qu'elle est intellectuelle (musique dodécaphonique,
expérimentations de Throbbing Gristle).
Von Magnet explore ces deux axes et rajoute un élément
clé : la politique. Car la musique peut être politique, il
suffit de songer aux poèmes de Pablo Neruda mis en musique, ou encore
aux chants révolutionnaires. La musique de Von Magnet distille
une politique de la mixité, du métissage et veut par là atteindre à la
transe, à un fond commun. Elle se veut recherche de l'élément
premier (celui au centre de la croix ?), elle se veut matrice comme le suggère
le titre de l'un des morceaux, "Matrixx". L'embryon dans l'utérus
perçoit de sa mère les battements répétitifs du cœur.
En incorporant des beats technos, Von Magnet ne fait que nous plonger
plus avant dans un ventre maternel, celui de l'affiche, celui de la pochette
de l'album.
Sylvain Nicolino
Novembre 1996
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