Antoine Doinel ! Antoine Doinel ! Antoine Doinel !

Qui je fus, qui je suis

 

Entre 1959 et 1978, François Truffaut tourne cinq films, dont le héros, incarné par Jean-Pierre Léaud, est le même personnage, Antoine Doinel : Les Quatre Cent Coups (1959), Antoine et Colette (1961, court métrage extrait du film collectif L’Amour à vingt ans), Baisers volés (1968), Domicile conjugal (1970), L’Amour en fuite (1978).
À propos d’Antoine Doinel, on a parlé du personnage le plus célèbre du cinéma français, et on a souligné son aspect autobiographique, sa genèse : Doinel représente Truffaut ; tout dans Les Quatre Cent Coups trouve sa source dans la vie de son auteur - de même que les péripéties des films suivants - mais petit à petit, le personnage prendra de plus en plus de la personnalité de son interprète, Jean-Pierre Léaud, et on pourrait presque parler de trinité de celluloïd : Truffaut, le père, Léaud, le fils et Doinel, le saint-esprit, leur vecteur immatériel, celui qui leur permet de dire ce qu’ils sont.

Pères et beau-pères

Quand le réalisateur choisit son acteur, François Truffaut a vingt-sept ans et Jean-Pierre Léaud, quatorze. Une génération tout juste les sépare, et Truffaut va rapidement jouer dans la vie de l’adolescent instable un rôle de père. Sans le poids de l’hérédité, sans l’incompréhension due à une trop grande différence d’âge. Un rôle d’initiateur à la vie, un rôle de père d’élection, de beau père, pourrait-on dire, à travers cette relation complice et détendue qui va revenir régulièrement autant que discrètement dans les films sur Antoine Doinel.
La relation véritablement paternelle va être évacuée, il n’y aura que des beaux-pères, comme si Truffaut, qui n’a jamais connu son père, ne pouvait aborder de front cette muraille obscure ; et on sent bien le manque : Les Quatre Cents Coups reprennent exactement la situation familiale du réalisateur : un homme épouse la mère de l’enfant, le reconnaît et lui donne son nom ; mais au premier gros accroc (François/Antoine vole une machine à écrire) il s’en débarrasse en le conduisant au commissariat. Il abandonne, avec la responsabilité, sa paternité : ce n’était qu’un père factice, il faudra reprendre la quête.
Cette quête d’un rapport paternel dépassionné et heureux imprègne Antoine Doinel. Celui-ci, en rupture avec sa famille après Les Quatre Cents Coups, tombe amoureux de jeunes filles qui ont des «parents sympathiques» (il le dit lui-même, comme d’ailleurs Truffaut), et surtout, des beaux-pères. Le père reste hors-champ, inaccessible : tout ce qu’on peut espérer, c’est de ne pas trop souffrir, de recevoir de l’affection ; mais si le père est inconnu, dans les limbes, alors la question demeure, non formulée, et d’autant plus taraudante, obsédante : qui je suis ?
Dans Baisers volés, Antoine Doinel exerçait maladroitement la profession de détective privé. Or, Truffaut, à l’époque du film, demanda à l’agence de détectives auprès de laquelle il avait pris conseil, de retrouver son père biologique. Ce qu’elle fit. Pourtant il renonça à le rencontrer : le père était définitivement hors-champ. Il ne pouvait y avoir que des substituts, beaux-pères inefficients, ou, plus efficaces, pères en cinéma, comme le critique André Bazin qui, quasiment aux mêmes âges respectifs, joua auprès de Truffaut le rôle de guide que celui-ci jouera vis-à-vis de Jean-Pierre Léaud. Ou comme Alfred Hitchock, avec qui Truffaut publiera un livre d’entretiens, et à qui il rendra un hommage évident et apaisé dans L’Amour en fuite en pastichant la scène du train de La Mort aux trousses (North by Northwest). La Mort aux trousses : une histoire d’homme pris pour un autre, d’identité problématique, qui se résout dans la fuite… On est bien loin de l’allusion fugitive des Quatre Cents Coups : Truffaut, figurant anonyme, accompagnant Antoine Doinel dans l’attraction foraine du Rotor (une sorte de centrifugeuse), tournant en rond, flou à cause de la vitesse, à la limite de se confondre avec Léaud/Doinel, puis traversant rapidement l’écran à la sortie, comme le maître anglais.

En quête

S’il y a beaucoup de hors-champ, d’ellipses dans les films sur Antoine Doinel, ou plutôt entre les films, c’est certainement parce qu’ils fonctionnent moins comme une narration continue que comme une forme d’interrogation, d’enquête, sur une identité. Au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, les films deviennent de moins en moins narratifs, et de plus en plus des portraits. Antoine Doinel devient de plus en plus le sujet même du film, et de moins en moins son protagoniste, jusqu’à L’Amour en fuite, qu’il traverse comme absent et désenchanté, pendant que les femmes qui l’ont aimé, ou qu’il a aimées, dressent son portrait et font son procès (le personnage de Colette, joué par Marie-France Pisier, est devenue avocate). Ce n’est pas un hasard si L’Amour en fuite réutilise de nombreuses séquences des films précédents, que les personnages n’hésitent pas, au cours de leurs remémorations, à réinterpréter : Truffaut, de manière presque caricaturale ici, révèle qu’il creuse sa matière, plus qu’il ne la développe : se trouve en jeu l’essence d’un être, non son parcours. Au contraire, on peut véritablement parler de cycle, puisqu’à travers ce dernier film de la série, apparaît la structure circulaire de la quête de Doinel. On quitte celui-ci, la trentaine passée, quand enfin, il paraît prêt à s’inscrire dans la linéarité du temps et à accepter d’être adulte. Dans L’Amour en fuite, Antoine Doinel a, pour la première fois, un métier sérieux, correcteur chez un imprimeur, qu’il ne remet pas en cause, et il paraît prêt à s’engager sérieusement auprès d’une femme. Il semble abandonner les interrogations et les hésitations de la jeunesse. D’où son effacement, du film et de l’œuvre de Truffaut.
Le motif du retour, de la répétition est essentiel : Antoine Doinel, tant qu’il est personnage cinématographique (jusqu’à la fin de L’Amour en fuite, on l’a dit) doit repasser deux fois par les mêmes expériences pour que sa destinée évolue : dans Les Quatre Cents Coups, il doit rapporter la machine à écrire après l’avoir volée pour se faire prendre et être projeté hors du cercle familial. La famille de Christine et ses relations avec elle dans Baisers volés répètent celle de Colette dans Antoine et Colette. La scène de la cave de Baisers volés se retrouve dans Domicile conjugal, inversée, manifestant le succès de la tentative de séduction du film précédent, et Antoine trompera Christine deux fois, avant que celle-ci ne le quitte définitivement. Ce n’est pas Antoine Doinel qui fait avancer son destin, mais les autres qui décident pour lui. Après Antoine et Colette, l’adolescence passée, le récit ne progresse plus grâce à lui : bien au contraire, il le freine, renâcle devant l’écoulement du temps, la progression narrative aussi bien que le vieillissement.

En fuite

Dans Les Quatre Cents Coups, il s’imposait à la caméra, la forçait à le suivre lors de sa fuite, avant de lui faire face pour la dernière image du film. Ensuite, il s’imposait à Colette. Dans Baisers volés, la caméra est souvent placée dans l’encadrement d’une porte, et Antoine est le personnage qui ferme ces portes, cachant la scène, brisant la continuité du film, contrairement à Christine qui les ouvre. Antoine Doinel fuit : dans les Quatre Cents Coups, l’école, sa famille, la maison de correction ; dans Baisers volés, l’armée, une prostituée, une femme qu’il était chargée de suivre dans la rue, Fabienne Tabard et le magasin dont son mari est propriétaire, Christine (soit quatre femmes) ; dans Domicile conjugal, à nouveau Christine, qui est devenue sa femme, et son fils nouveau-né, Alphonse, puis sa maîtresse japonaise ; dans L’Amour en fuite, il prend un train au vol pour éviter une explication avec sa maîtresse. Antoine Doinel court, quitte la pièce, sort du champ.
Antoine Doinel fuit les films qui tentent de le cerner. Antoine Doinel évolue dans un univers déréalisé (après l’univers néo-réaliste des Quatre Cents Coups et d’Antoine et Colette) : il devient détective privé, il se laisse séduire par une japonaise exotique, il évoque un personnage de bande dessinée ou de film muet. Antoine Doinel se regarde dans un miroir de salle de bains, martèle successivement à haute voix les noms de Fabienne Tabard et de Christine Darbon, éprouvant leur écho en lui, laquelle choisir ? puis le sien propre, comme s’il lui fallait se persuader de son existence… Antoine Doinel existe-t-il ?

Le temps perdu

Le temps, dans le cycle d’Antoine Doinel, n’est pas linéaire. Il se concentre selon un double principe d’accélération et d’étirement : certains moments forts, attendus, sont traités par ellipses, en étant maintenus dans le hors-champ de l’histoire. Baisers volés commence ainsi comme si le spectateur connaissait déjà Christine et sa famille, il n’apprendra à aucun moment comment Antoine les a rencontrés, et c’est toute la relation avec Christine qui va être marquée par ce temps en accordéon : la réconciliation, dans Domicile conjugal, est traitée en ellipse, de même que la rupture définitive dans L’Amour en fuite, alors que le titre pouvait laisser penser que ce serait le sujet du film. Antoine Doinel lui-même fonctionne selon ce rapport d’avancées rapides (ses nombreuses courses) et de reculades qui retardent l’action, comme lorsqu’il fuit Fabienne Tabard, puis se cache sous les draps lorsqu’elle le rejoint chez lui, la laissant discourir longuement, retardant le moment où les deux personnages, qui en ont envie, vont se tomber dans les bras. Et, bien souvent, les deux mouvements se déroulent simultanément, en concurrence, comme lors de la scène du cabaret de Baisers volés, porteuse d’un progrès dans les relations entre Antoine et Christine, mais arrêtée net par la fuite d’Antoine. Celle-ci, en même temps, accélère le rythme du film et en ralentit l’action, d’où ce sentiment fondamental qu’Antoine Doinel est un personnage à contre-temps.
Le héros de Truffaut ne s’insère pas dans le rythme de la norme sociale, il ne se révolte pas, se contente d’évoluer avec un temps d’avance ou de retard, il court à côté du monde, parfois à la traîne, parfois accélérant et le dépassant (dans Baisers volés, au lieu de suivre le rythme de la femme qu’il doit filer, l’apprenti-détective progresse par courses et arrêts successifs, vidant de sens et retournant une action dont la nature est la discrétion). Ne s’imposant pas dans le temps, singeant un rythme qui n’est pas le sien, sa place dans la société en vient vite à devenir uniquement formelle, et ses gestes, absurdes. Ses métiers expriment une satire du travail, dénoncé comme insensé : les tâches qu’on lui confie sont clairement formelles, inutiles et injustifiées : enquêter sur l’animosité que provoque un patron insupportable, fouiller des boîtes vides, réparer une télévision qui n’est pas en panne, colorer des fleurs artificiellement, faire évoluer des bateaux miniatures sur un plan d’eau. Ne sachant pas qui il est, Antoine Doinel ne peut tenir sa place dans l’écoulement du temps, la progression linéaire qui caractérise la société occidentale. Seule a un sens l’interrogation obsessionnelle, le retour sur soi. D’où la longue scène du miroir, la répétition forcenée de son nom. D’où l’entreprise du roman autobiographique dans Domicile conjugal. D’où la gestuelle souvent comique, et on peut rappeler ici la définition du rire de Bergson (du mécanique plaqué sur du vivant) ainsi que l’idée que le comique au cinéma, c’est un jeu avec le temps, de Buster Keaton à Otar Iosseliani (La Chasse aux papillons ; Adieu, plancher des vaches !). D’où l’apparition de Jacques Tati en Monsieur Hulot sur un quai de métro dans Domicile conjugal, un personnage sans identité, sans passé, sans avenir, réduit à ses gestes. D’où la mélancolie aussi d’Antoine Doinel, la conscience qu’il est en décalage, comme il le dit en fuyant le magasin de chaussures : «J’en ai assez, je suis malade, je rentre chez moi.»

En reste

Paradoxalement, Doinel finit par s’insérer dans la société et dans le temps des autres. À regret. Dans L’Amour en fuite, Colette, la fille des débuts, le repousse : il doit aller de l’avant, vers une nouvelle femme, Sabine. Il va sur la tombe de sa mère, première évocation depuis Les Quatre Cents Coups, de la filiation, de la mort (c’est-à-dire du temps qui passe). Du refus de prendre le temps à la gare d’expliquer à Sabine pourquoi il n’a pu la rejoindre, de la fuite/accélération, il passe à la fin du film au temps de l’explication, à la longue enquête qu’il a menée, enquête réussie cette fois.
En 1978, François Truffaut a quarante-six ans, dix-neuf ans ont passé depuis Les Quatre Cents Coups, Antoine Doinel, comme Truffaut, est un père. En un sens, sur le quai de la gare, quand il met son fils dans le train et lui dit : «Fonce, Alphonse», il lui passe le relais de sa fièvre ambulatoire. Après un dernier départ, lui-même ne fuira plus. Le personnage, dans son immédiateté, ne peut plus exister. Le secret, l’interrogation n’ont plus la même importance. Quand se présente un père potentiel à la fin du film, l’ancien amant de sa mère (ce qui était précisément la position du père fugitif de Truffaut/Doinel), celui-ci n’est que vaguement ridicule : Antoine l’éconduit poliment. Truffaut et Léaud se détournent de leur créateur, et de leur créature, Doinel.
1978, c’est aussi l’époque où la crise se précise, où le monde du travail se durcit, et expulse toute possibilité de subversion, et on peut rapprocher Antoine Doinel d’un autre personnage sans passé, éternel adolescent, qui mine le productivisme en douceur, de l’intérieur : Gaston Lagaffe. À partir des années quatre-vingts, une certaine position à côté, tout à côté, de la société devient intenable, il n’y a plus de souplesse. Dans les années quatre-vingts, Gaston Lagaffe et Antoine Doinel auraient été licenciés, aujourd’hui, ils seraient SDF.


Sébastien Omont