Batailles
UN Le
1er juin 1432, en Toscane, vers dix heures du matin, la lumière, légère
comme une jeune fille abandonnée, jette de pâles friselis de fringant
bonheur sur une armée rangée dans les champs nets, entre les haies
de peupliers. Le capitaine qui la commande, Niccol da Tolendino, monte
sur son cheval, un cheval blanc, le plus blanc qu’il ait pu trouver,
si pâle qu’il en est presque translucide ; il toise un moment
le ciel, l’air doux, la campagne frémissante et pleine, l’armée ennemie
d’armures brunes – elle aussi rangée sous les arbres un peu plus loin,
paisible, venue là comme pour un pique-nique. Le
1er juin 1432, sans prendre le temps de coiffer son heaume, peut-être
pressentant l’empoisonnement qui l’atteindra quelques années plus
tard dans les geôles milanaises, le condottiere à la solde de Florence,
Niccol da Tolendino, choisit d’abaisser son bâton de commandement
et précipite témérairement le temps. Il s’est redressé. Dans quelques secondes, en ne détournant pas les yeux, en ne remontant pas l’allée pour attraper une valise, Nick Talent va se jeter dans le trou noir de l’avenir. Elle
ralentit en le voyant debout contre la barrière. Il s’est redressé
et forme une solution de continuité rompant l’écoulement régulier
du bois blanc, poteau indicateur malsain sur la route de son futur.
Elle avance à pas lents qui claquent de plus en plus loin les uns
des autres, ses yeux bleus s’accrochent aux siens, s’y cramponnent.
Il s’appuie d’une main à la barrière, affermit sa prise, de l’autre
ouvre le portillon. Il manque de perdre l’équilibre, est obligé de
baisser les yeux une seconde, ses cheveux lui retombent sur le front.
Elle se trouble devant cette image de la chute, le long visage qui
cède sous les ravages de la nuit. Elle hésite, passe d’un pied sur
l’autre, suce sa lèvre inférieure, avance une jambe. Elle passe le portillon, chancelante, branlante, devant lui qui manque de tomber en le tenant ouvert. Le monde entier vacille. Trois jours après ses treize ans, le temps s’accélère, le cœur lui manque, son horloge interne passe en grande vitesse, les aiguillages disparaissent, elle roule sur une voie unique.
DEUX À
midi, le 1er juin 1432, Micheletto da Cotignola, condottiere,
apprend qu’une bataille est en cours entre les troupes florentines
et la coalition des Siennois et des Milanais. Dans
l’après-midi, la bataille fait rage. Niccol da Tolendino voit la
mort en face. Micheletto à cheval au milieu de ses troupes. Il pointe son épée vers l’ennemi, le leur désigne. Les lances s’abaissent, rang après rang se fichent, se brisent dans la masse des combattants. Il arrête son cheval, le fait volter, le force à se cabrer, leur désigne l’ennemi, les hommes à tuer, l’élan à suivre, du geste, de la voix ; les armures passent, défilent, identité des hommes qui passent, identité des formes du temps et de l’espace se répétant. Le mouvement s’arrête, figé dans son éternelle répétition, le moment s’étire, se vide : c’est toujours le même.
TROIS À Florence, le 1er juin 1992, il est dix-neuf heures quand Morena Ubaldini sort sur son balcon donnant sur l’Arno. La lumière éclatante du printemps projette dans l’eau des débris d’or et d’azur. Elle est inquiète, elle penche son beau visage sur le fleuve. Le téléphone sans fil repose sur la table de marbre. Une mèche sombre vient couvrir l’œil de velours noir. Sa hanche fine s’arque contre la balustrade ouvragée. Elle soupire. Elle s’inquiète pour son mari, Bernado Ubaldini, aristocrate toscan et trafiquant de stupéfiants, qui a quitté Florence pour Londres dans la matinée. Michel Cotignons s’adosse au mur de briques de l’arrière de la maison, juste à côté de la porte vert bouteille. Il est dix-huit heures. Le ciel s’est couvert de gros nuages noirs. Ses jambes tremblent, sa concentration fuit vers le mur de briques, l’entrelacs, les lignes qui se suivent et se brisent occupant plus de la moitié de son champ visuel, dans l’autre moitié, il a l’arrière-cour en béton, la pelouse, une autre maison identique qui lui tourne le dos ; les deux maisons symétriques de part et d’autre d’une haie basse, plus loin d’autres cubes de briques, d’autres haies, un passage. Son attention se dérobe vers des contrées plus riantes, Paris… l’harmonique douceur à l’œil de ses pierres grises, le corps chaud de l’hôtesse… Il n’arrive pas à se concentrer. Il prend dans une petite poche sous l’élastique de son caleçon une des pilules rouges et jaunes que lui a fournies Bernardo , la tient au creux de la main, l’avale. le temps se remet en marche, les maisons de briques s’individualisent, et il sait que celle-ci est celle de Talent. Il sait que ce qu’il va y trouver ne sera pas beau à voir. Il dégage son poignard de sa gaine. Le ciel est noir. Dans la maison, un portable sonne. Morena
est rentrée dans le salon aux meubles anciens. La bakélite sombre
épouse la courbe suave et profilée de sa mâchoire. On vient de l’appeler
pour lui apprendre que Cotignons a quitté Paris pour Londres aujourd’hui.
Contre ses propres recommandations, elle cherche à joindre son mari.
Cotignons
entend la voix suivre la sonnerie, comme il est d’usage, mais seulement
au bout du quinzième ou vingtième coup, et très basse. Il essaie la
porte qui s’ouvre dans un glissement. Il progresse dans un corridor
rose, à section cylindrique, il passe des portes qui s’ouvrent au
fur et à mesure, personne, rien qu’une douce lumière qui pulse au
rythme de son cœur, il vole un peu dans les airs, pas beaucoup, juste
quelques millimètres. Dans la ronde de sa vision diffractée ses yeux
se désolidarisent, il a de plus en plus de mal à se tenir debout,
s’appuie au mur, coule le long de la section circulaire qui est soudainement
redevenue droite, le monde lui tombe dessus, l’hôtesse de quelques
heures plus tôt, chaude, défaite, pesante, de plus en plus lourde.
Il rit en entrant dans le salon aux volets fermés. À Florence, Morena rit en entendant la voix de son mari, triture la ceinture de sa robe, elle se sent si heureuse, rit, veut le prévenir de quelque chose mais ne sait plus de quoi, retrouve, lui explique : Talent a acheté la came avec leur argent, l’a revendue tout de suite aux détaillants qu’il connaît en Hollande et en France, leur a dit qu’il n’avait pu conclure le marché, leur a rendu l’argent, et a empoché les bénéfices. Ah ! Ah ! quel talent, ce Talent ! elle éclate de rire, de son rire si musical, si cristallin, de haute façon. Ah ! Ah ! Malin malin. À
Londres, Bernardo se passe la langue sur les lèvres en essayant de
rassembler assez de salive pour trouver quelque chose à répondre à
sa femme qui lui téléphone pour lui apprendre ce qu’il sait déjà.
Tout en contemplant la masse de Cotignons qui lui fait face, un poignard
de lumière noueuse dans la main. A côté de lui, il sent ses acolytes
dans l’expectative. Distorsion de l’espace et du temps : sa femme
et Cotignons. Auquel répondre ? A supposer que Cotignons ait
dit quelque chose. Un éclair de lucidité le traverse : n’auraient
dû rien prendre, impossible de travailler avec des drogués. Lui-même.
Drôle. Triste. Tout paraissait si facile, si clair, ils allaient atteindre
Talent, trop atteint pour bouger, pour sentir qu’il fallait bouger.
Et voilà Cotignons qui aurait dû être à Paris, et sa femme, tout se
mélange. La jointure se fait, Cotignons et sa femme ensemble, qu’il
voit baiser, si nettement, dans son salon, à Florence, devant la grande
glace ternie, comme si c’était vrai. Sûrement l’ambiance du lieu,
cette lumière, cette fille à poil… Sûr s’ils s’étaient rencontrés.
Est-ce qu’ils se sont déjà rencontrés ? Cotignons, tel qu’il
est là, la chemise ouverte sur son torse de costaud, en train de prendre
sa femme, sa femme un peu penchée en avant, ses seins lourds, la bouche
ouverte, les yeux mi-clos, gémissant… Eh, eh, complètement parti,
fantasme d’abruti. Lui répondre quelque chose. Bernardo
parle au téléphone sans cesser de le fixer. Ses deux sbires de part
et d’autre comme des croque-morts. Rien à craindre d’eux, des fantômes.
Amicaux presque. Morts défoncés. Tous défoncés dans ce salon. Soudain
Cotignons cesse de s’intéresser à Bernardo, et revient sur ce qu’il
a vu en entrant sans vraiment l’enregistrer : la gamine nue attachée
au radiateur par des menottes dans lesquels pendent ses poignets trop
minces comme des pattes d’oiseau blessé, raide faite elle aussi, le
regardant sans le voir d’un air à faire peur, d’un air parfaitement
paisible, heureux, un peu de bave au coin des lèvres. Vite, vite,
apprends la vie trop vite. Le genre de Talent. Sacré Talent, affalé dans
son fauteuil. Les Siennois refluent. La bataille est finie. Talent relève la tête, le regarde, un regard vide, infiniment triste – et merde, c’est alors qu’il sait que Talent est son ami, et que c’est pour ça qu’il n’a pas voulu laisser les Italiens le buter. Talent toujours en contemplation devant lui, sourire de dingue qui traverse la pièce trop chaude, il commence à se masturber dans son fauteuil. Ronde, farandole, dans le salon, lui, Talent, les trois ritals en costard, la petite fille, les volets clos, il n’y a plus qu’un mouvement tournant, cyclique, encyclique, décyclé, déséquilibré, fou, QU’IL FAUT ARRÊTER. Bernardo
voit Cotignons venir vers lui avec toujours le même sourire idiot
comme s’il allait l’embrasser ; et Cotignons l’étreint, lui plante
le poignard droit au cœur jusqu’à la garde, le serre tendrement, tourne
la lame, relâche doucement, le laisse glisser au sol. Le portable
tombe. Cotignons
se campe solidement sur ses jambes face aux deux porte-flingues, prêt
à bondir, à les percer de son poignard. Il s’approche de Talent. Celui-ci hoche la tête avec un rire fou. “Merci, merci” dit-il. Sur le champ de bataille de San Romano, Niccol da Tolendino donne l’accolade à Micheletto da Cotignola. Il le remercie. Le soleil se couche dans un bel éclat de sang – rouge, flamboyant. Tolendino fouille des yeux les collines à la recherche d’une petite fille. Le temps se traîne, ralentit, à l’infini se répète, identique dans le tonnerre de la charge de chevaux à jamais figés.
Sébastien Omont |