Batailles


     D’après La Bataille de San Romano (1435-1436?)
de Paolo Uccello,
tableau en trois volets, se trouvant aujourd’hui
à Londres (National Gallery),
à Paris (Musée du Louvre) et
à Florence (Musée des Offices)

 

UN

(gauche, Niccolò da Tolendino à la tête des Florentins, Londres)

Agrandissement

     Le 1er juin 1432, en Toscane, vers dix heures du matin, la lumière, légère comme une jeune fille abandonnée, jette de pâles friselis de fringant bonheur sur une armée rangée dans les champs nets, entre les haies de peupliers. Le capitaine qui la commande, Niccol da Tolendino, monte sur son cheval, un cheval blanc, le plus blanc qu’il ait pu trouver, si pâle qu’il en est presque translucide ; il toise un moment le ciel, l’air doux, la campagne frémissante et pleine, l’armée ennemie d’armures brunes – elle aussi rangée sous les arbres un peu plus loin, paisible, venue là comme pour un pique-nique.
      Il la jauge correctement : à l’ombre des peupliers, elle est bien deux fois plus nombreuse que la sienne.
      Il lève son bâton de commandement, balaie des yeux sa belle armée d’ors et de plumes, le tient levé, dressé dans l’air ; la décision lui appartient, de retenir le temps, de maintenir cet instant… ou de le mettre en route, de le précipiter, de le rendre si rapide que les chevaux se fondront en la même masse, que les armures ne seront plus qu’une seule coulée de métal se précipitant dans le gouffre noir de l’avenir.

     Le 1er juin 1432, sans prendre le temps de coiffer son heaume, peut-être pressentant l’empoisonnement qui l’atteindra quelques années plus tard dans les geôles milanaises, le condottiere à la solde de Florence, Niccol da Tolendino, choisit d’abaisser son bâton de commandement et précipite témérairement le temps.

     Le 1er juin 1992, vers dix heures du matin dans la banlieue de Londres, Nicholas Talent sort de chez lui en se tenant le ventre. Il titube dans son allée de briques, vomit sur le gazon vert tendre ; pendant la seconde où il relève la tête le soleil tournoie dangereusement dans le ciel ; il se traîne jusqu’à la barrière, s’accote dessus, attend, un bras passé entre les lattes, la tête à demi-renversée ; guettant le fond de la rue déserte au-delà des identiques pavillons de banlieue qui se répètent jusqu’à l’horizon.
     La voilà qui approche. Elle se dépêche au bord du trottoir, longeant les identiques barrières blanches où mènent les mêmes allées de brique – qui ne permettent de mesurer aucun espace ni aucun temps. Pourtant elle approche. Nick Talent la voit avancer dans le soleil : sa chevelure nimbée de la lumière du feu, son corps gracile découpé dans la toile légère ; la mécanique parfaite de ses jambes coule sur le trottoir ; elle se rapproche sans conteste.

     Il s’est redressé. Dans quelques secondes, en ne détournant pas les yeux, en ne remontant pas l’allée pour attraper une valise, Nick Talent va se jeter dans le trou noir de l’avenir.

     Elle ralentit en le voyant debout contre la barrière. Il s’est redressé et forme une solution de continuité rompant l’écoulement régulier du bois blanc, poteau indicateur malsain sur la route de son futur. Elle avance à pas lents qui claquent de plus en plus loin les uns des autres, ses yeux bleus s’accrochent aux siens, s’y cramponnent. Il s’appuie d’une main à la barrière, affermit sa prise, de l’autre ouvre le portillon. Il manque de perdre l’équilibre, est obligé de baisser les yeux une seconde, ses cheveux lui retombent sur le front. Elle se trouble devant cette image de la chute, le long visage qui cède sous les ravages de la nuit. Elle hésite, passe d’un pied sur l’autre, suce sa lèvre inférieure, avance une jambe.
     Elle passe le portillon, jambes interminables au soleil du matin, ciseaux qui n’en finissent pas de s’ouvrir. Elle voit la main qui se crispe sur la planche badigeonnée de blanc, qui lui tient la porte ouverte : elle passe le portillon. Elle passe en frémissant devant Nick Talent, son regard mauvais, son haleine lourde, elle passe devant Nick après tant de matins où elle le regardait l’observer passer, la contempler passer, d’aussi loin qu’il pouvait la voir, mais jamais d’aussi près, jamais avec autant de poids, avec autant de malignité ; elle n’en peut plus d’attendre, elle passe le portillon, elle veut savoir.

     Elle passe le portillon, chancelante, branlante, devant lui qui manque de tomber en le tenant ouvert. Le monde entier vacille.

     Trois jours après ses treize ans, le temps s’accélère, le cœur lui manque, son horloge interne passe en grande vitesse, les aiguillages disparaissent, elle roule sur une voie unique.

 

DEUX

(droite, La Contre-attaque de Micheletto da Cotignola, Paris)

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     À midi, le 1er juin 1432, Micheletto da Cotignola, condottiere, apprend qu’une bataille est en cours entre les troupes florentines et la coalition des Siennois et des Milanais.
     Il retourne un bout de papier entre ses mains : sa condotta, le contrat qui le lie, lui et ses milices, à la Ville de Florence. Il regarde la date inscrite : le contrat expire le 1er juin 1432 à midi.
     Il observe l’herbe qui se couche doucement sous ses pas, les sombres cavaliers qui l’entourent. Il aime ce moment, il aime le pouvoir qu’il lui donne, celui de décider s’il apportera ou n’apportera pas la vie et la mort, la victoire et la défaite.
     Il sait quel rôle il préfère, il sait comment il apparaîtra au sommet de la colline : en sauveur. Il ne laissera pas les choses se faire sans lui. Son cheval à lui est noir – nulle chance de grâce ; il saute en selle, guide ses chevaliers d’enfer à la rescousse de Tolendino. Le ciel est noir. Les drapeaux claquent au vent, les lances s’abaissent.

     Dans l’après-midi, la bataille fait rage. Niccol da Tolendino voit la mort en face.
     Au milieu des chevaux lourds, des lances qui dessinent une manière, de monde, leurs tronçons au sol mesurant les cadavres, il la voit sous la forme d’une jeune fille blonde lui souriant. Il l’a déjà vue maintes fois, dans d’autres batailles, à la lueur des flammes et du sang ; et il la reverra une dernière fois dans un cachot de Milan, où elle pressera ses lèvres sur sa bouche à lui couper le souffle. Siennois et Milanais l’enserrent. Les chevaliers qui le défendent faiblissent. Il se prépare à mourir, sourit à la jeune fille, lève les yeux pour apercevoir une dernière fois les collines aux pentes douces, les orangers – et les voit couvertes d’une armée de fer qui se dirige vers le champ de bataille. Les bannières florentines la surmontent.
     Galvanisés par l’apparition, ses chevaliers le dégagent. Il donne les ordres qui s’imposent, coordonne son action à celle de l’armée nouvelle.

     Pourtant inexplicablement, il est déçu. Cherchant à nouveau des yeux la jeune fille blonde, il ne peut la trouver.

     Midi, à Paris, le 1er juin 1992, Michel Cotignons prend l’avion pour Londres. Il porte, glissé sous sa chemise, un poignard à la lame en kevlar. Il sait qu’il est en train de faire une erreur et il en sourit. Il ne devrait pas s’en mêler. C’est la dernière chose qu’il devrait faire.
     L’hôtesse a de jolies jambes.
     Quand elle repasse devant lui, elle aime certainement son sourire. Impossible de faire autrement, un sourire éblouissant, carnassier, de beau gars costaud pas encore vraiment dans la quarantaine. Talent fera une drôle de tête en le voyant débarquer, il ne s’attend sûrement pas à le revoir. Sûr qu’il sera content – s’il arrive à temps.
     À chaque fois que l’hôtesse passe, il lui sourit. Elle ne fuit pas son regard, mais elle ne l’accepte pas vraiment non plus. Il regarde sa montre : quarante-cinq minutes hors du temps où il peut faire ce qu’il veut. Après il faudra qu’il se dépêche. Il contrôle.
     Quand il voit l’hôtesse revenir vers le réduit qui sert de cuisine et de bar, il la suit.
     Il entre derrière elle et tire le rideau de velours.
     Alors l’avion décroche, chute de plusieurs pieds, traverse sans doute une zone de turbulences.
     Elle se retourne, surprise de sentir quelqu’un derrière elle, du trou d’air, et en même temps le pied lui manque. Il la reçoit dans ses bras, lui sourit, elle se perd – un instant, corps contre corps leur chaleur passe, les prends. Une boule lui tient la gorge ; il ne peut plus parler – elle ne peut plus parler ; comme une irradiation de l’intérieur qui, avec les turbulences, les jette contre la paroi de métal. Elle lui passe une main tremblante dans les cheveux, cherche son souffle, regarde par terre où il fait trop sombre pour voir quoi que ce soit, il essaie de l’embrasser, alors qu’elle se détourne au dernier moment, mais il la tient ferme ; cette fois il lui coupe le souffle en lui fermant la bouche, ses seins se gonflent contre son torse contre lequel il la serre trop fort, ils se répandent à la surface de sa peau, il vacille lui, titube, se heurte aux parois, pendant les brèves descentes infinies entre les trous d’air ; son souffle à elle lui court dans l’oreille, sur la bouche, il se sent perdre connaissance, il l’attrape plus serré – leurs mains fébriles et ils ne savent pas comment ils se retrouvent le bassin nu l’un dans l’autre à aller et venir contre le comptoir d’aluminium, toujours plus serrés, en recherche d’équilibre à chaque instant déséquilibrés se heurtant se cognant, pas régulièrement, l’un dans l’autre, l’un sur l’autre – puis tout se calme : ils se relâchent, l’avion se stabilise ; et ils remontent leurs sous-vêtements, rapidement, efficacement, un peu gênés.

     De son fauteuil, il voit Londres venir vers lui en diagonale. Il se demande si on contrôle ce qui arrive.

     Micheletto à cheval au milieu de ses troupes. Il pointe son épée vers l’ennemi, le leur désigne. Les lances s’abaissent, rang après rang se fichent, se brisent dans la masse des combattants. Il arrête son cheval, le fait volter, le force à se cabrer, leur désigne l’ennemi, les hommes à tuer, l’élan à suivre, du geste, de la voix ; les armures passent, défilent, identité des hommes qui passent, identité des formes du temps et de l’espace se répétant. Le mouvement s’arrête, figé dans son éternelle répétition, le moment s’étire, se vide : c’est toujours le même.


TROIS

(centre, Bernardino della Ciarda désarçonné, Florence)

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     À Florence, le 1er juin 1992, il est dix-neuf heures quand Morena Ubaldini sort sur son balcon donnant sur l’Arno. La lumière éclatante du printemps projette dans l’eau des débris d’or et d’azur. Elle est inquiète, elle penche son beau visage sur le fleuve. Le téléphone sans fil repose sur la table de marbre. Une mèche sombre vient couvrir l’œil de velours noir. Sa hanche fine s’arque contre la balustrade ouvragée. Elle soupire. Elle s’inquiète pour son mari, Bernado Ubaldini, aristocrate toscan et trafiquant de stupéfiants, qui a quitté Florence pour Londres dans la matinée.

     Michel Cotignons s’adosse au mur de briques de l’arrière de la maison, juste à côté de la porte vert bouteille. Il est dix-huit heures. Le ciel s’est couvert de gros nuages noirs. Ses jambes tremblent, sa concentration fuit vers le mur de briques, l’entrelacs, les lignes qui se suivent et se brisent occupant plus de la moitié de son champ visuel, dans l’autre moitié, il a l’arrière-cour en béton, la pelouse, une autre maison identique qui lui tourne le dos ; les deux maisons symétriques de part et d’autre d’une haie basse, plus loin d’autres cubes de briques, d’autres haies, un passage. Son attention se dérobe vers des contrées plus riantes, Paris… l’harmonique douceur à l’œil de ses pierres grises, le corps chaud de l’hôtesse… Il n’arrive pas à se concentrer. Il prend dans une petite poche sous l’élastique de son caleçon une des pilules rouges et jaunes que lui a fournies Bernardo , la tient au creux de la main, l’avale. le temps se remet en marche, les maisons de briques s’individualisent, et il sait que celle-ci est celle de Talent. Il sait que ce qu’il va y trouver ne sera pas beau à voir. Il dégage son poignard de sa gaine. Le ciel est noir. Dans la maison, un portable sonne.

     Morena est rentrée dans le salon aux meubles anciens. La bakélite sombre épouse la courbe suave et profilée de sa mâchoire. On vient de l’appeler pour lui apprendre que Cotignons a quitté Paris pour Londres aujourd’hui. Contre ses propres recommandations, elle cherche à joindre son mari.
     Pour elle, Cotignons, Talent, ce ne sont que des noms, mais elle sait ce qu’ils peuvent signifier pour son mari (et elle) : beaucoup d’ennuis, beaucoup d’argent perdu, la prison, la torture, la mort.
     Quand Bernardo avait quitté Florence pour Londres, a priori la partie était jouée : Talent était déjà mort. Il avait essayé de doubler son mari et, à travers lui, des intérêts très importants ; il avait prétendu que la marchandise avait déjà été vendue à quelqu’un d’autre, qu’il n’y avait plus rien sur le marché. La manœuvre était habile, mais, de ses doigts tremblants de junkie, il avait laissé des traces partout. Drogué, tordu. Bernardo avait raison : on ne devrait jamais travailler avec eux. Elle rit nerveusement, elle compose le numéro. Maintenant, avec Cotignons brusquement entré en jeu, la donne a changé, que vient-il faire à Londres ? Est-ce qu’il est dans la combine ? Bernardo croyait qu’il s’était retiré, que lui aussi en avait marre de Talent… La manœuvre était belle, Morena l’admirait secrètement, elle aurait voulu pouvoir faire quelque chose de ce genre, les baiser, elle aussi, ces gros pontes qui restaient assis sur leur cul à Catane et à Caltagirone à s’enfiler la plus grosse part des profits, juste parce qu’ils étaient très méchants – et très puissants. Mais il fallait avoir perdu le sens commun pour croire que la manœuvre allait passer inaperçue. Le téléphone sonne dans le vide. Ses yeux s’attardent sur les pièces du jeu d’échecs posé sur le guéridon marqueté, le réseau des cases noires et blanches se plisse et ondule – noir et blanc – les couleurs de Cotignons pour elle. Jaune et rouge, vieil or et brun, la fleur de lys florentine florentine sur sa fin, un peu crépusculaire, vieille noblesse, classe, mais toujours menacée d’extinction, pour son mari, la couleur des pilules, la couleur de la pilule qu’elle a avalée tout à l’heure, elle n’en pouvait plus. L’angoisse. En apprenant que Cotignons avait pris l’avion pour Londres. Pour Talent, elle voit plutôt des couleurs claires, oui, oui, il faut de la témérité pour oser monter une arnaque contre la mafia : azur, jonquille, neige… Sur l’échiquier, les lignes qui se déplacent se recomposent, changent la position des pièces… le fou blanc aventuré reçoit le soutien massif d’une tour, roi noir tangue… la pièce tout entière se met à tourner, les armes des panoplies se détachent des murs, forment autour d’elle des grilles qui ne lui laissent plus d’espace. les sonneries du téléphone sonnent. Elles chantent le vide du temps. Elle se sent prise dans une spirale, les armures l’entourent, la pressent, l’étouffent… le roi noir vacille, les vieux bruns et les ors ternis des tentures s’assombrissent… elle se rattrape au guéridon, les pièces tombent.


     Fin d’après-midi, en Toscane, en 1432, les armées florentines pressent les Siennois et les Milanais, la mêlée est âpre, la bataille incertaine. Les troupes de Cotignola chargent une nouvelle fois. Les armures se mêlent, forment un réseau serré, une masse compacte de pièces articulées, le corps se soudent, foulent aux pieds les blessés, les chevaux, les morts courent avec les vivants, ne peuvent plus tomber… Une lance noire traverse les rangs, atteint au ventre Bernardino Ubaldini della Ciarda, le général siennois, le renverse sur son cheval, le désarçonne. Il tombe. Il fait sombre.

     Cotignons entend la voix suivre la sonnerie, comme il est d’usage, mais seulement au bout du quinzième ou vingtième coup, et très basse. Il essaie la porte qui s’ouvre dans un glissement. Il progresse dans un corridor rose, à section cylindrique, il passe des portes qui s’ouvrent au fur et à mesure, personne, rien qu’une douce lumière qui pulse au rythme de son cœur, il vole un peu dans les airs, pas beaucoup, juste quelques millimètres. Dans la ronde de sa vision diffractée ses yeux se désolidarisent, il a de plus en plus de mal à se tenir debout, s’appuie au mur, coule le long de la section circulaire qui est soudainement redevenue droite, le monde lui tombe dessus, l’hôtesse de quelques heures plus tôt, chaude, défaite, pesante, de plus en plus lourde. Il rit en entrant dans le salon aux volets fermés.
     Jaune et rouge comme les trois hommes qui s’y trouvent, le mobilier de mauvais goût, la lampe allumée, ah, ah. Trois costumes noirs, du sang ? par terre, sur la moquette orange. Meubles rouges – sang – velours – muqueuses – organes internes. Talent nu endormi sur un fauteuil. Il y a d’autres choses encore dans la pièce qu’il ne saisit pas. Il est essentiel de garder contenance, surtout ne pas tomber, c’est très important. Regarde les trois types. Ils le dévisagent avec de grands yeux écarquillés. Du Fond de leurs Pupilles Explosées Se Rue le Grand Rien, le Temps, l’Angoisse. L’attente, la décontenance qui fige dans la pièce ce décor criard. Vous ici ? Qui est-ce ? Tente de recomposer le monde. Très dur. Tous drogués, malades, comme Talent, dans un monde trop chaud où toutes les couleurs sont jaunes, oranges, rouges. Je vois des choses, une jambe, une cuisse, rose, orange, chair. Très vite. Serait plus rapide qu’eux. Facile, quarante ans encore en forme. Les formes. Recomposer les formes. Bernardino parle au téléphone en italien, avec sa femme.

     À Florence, Morena rit en entendant la voix de son mari, triture la ceinture de sa robe, elle se sent si heureuse, rit, veut le prévenir de quelque chose mais ne sait plus de quoi, retrouve, lui explique :  Talent a acheté la came avec leur argent, l’a revendue tout de suite aux détaillants qu’il connaît en Hollande et en France, leur a dit qu’il n’avait pu conclure le marché, leur a rendu l’argent, et a empoché les bénéfices. Ah ! Ah ! quel talent, ce Talent ! elle éclate de rire, de son rire si musical, si cristallin, de haute façon. Ah ! Ah ! Malin malin.

     À Londres, Bernardo se passe la langue sur les lèvres en essayant de rassembler assez de salive pour trouver quelque chose à répondre à sa femme qui lui téléphone pour lui apprendre ce qu’il sait déjà. Tout en contemplant la masse de Cotignons qui lui fait face, un poignard de lumière noueuse dans la main. A côté de lui, il sent ses acolytes dans l’expectative. Distorsion de l’espace et du temps : sa femme et Cotignons. Auquel répondre ? A supposer que Cotignons ait dit quelque chose. Un éclair de lucidité le traverse : n’auraient dû rien prendre, impossible de travailler avec des drogués. Lui-même. Drôle. Triste. Tout paraissait si facile, si clair, ils allaient atteindre Talent, trop atteint pour bouger, pour sentir qu’il fallait bouger. Et voilà Cotignons qui aurait dû être à Paris, et sa femme, tout se mélange. La jointure se fait, Cotignons et sa femme ensemble, qu’il voit baiser, si nettement, dans son salon, à Florence, devant la grande glace ternie, comme si c’était vrai. Sûrement l’ambiance du lieu, cette lumière, cette fille à poil… Sûr s’ils s’étaient rencontrés. Est-ce qu’ils se sont déjà rencontrés ? Cotignons, tel qu’il est là, la chemise ouverte sur son torse de costaud, en train de prendre sa femme, sa femme un peu penchée en avant, ses seins lourds, la bouche ouverte, les yeux mi-clos, gémissant… Eh, eh, complètement parti, fantasme d’abruti. Lui répondre quelque chose.
     – Oui, oui, je sais. Je sais pour toi et Cotignons, oui, ici, il est là, eh, eh.

     Bernardo parle au téléphone sans cesser de le fixer. Ses deux sbires de part et d’autre comme des croque-morts. Rien à craindre d’eux, des fantômes. Amicaux presque. Morts défoncés. Tous défoncés dans ce salon. Soudain Cotignons cesse de s’intéresser à Bernardo, et revient sur ce qu’il a vu en entrant sans vraiment l’enregistrer : la gamine nue attachée au radiateur par des menottes dans lesquels pendent ses poignets trop minces comme des pattes d’oiseau blessé, raide faite elle aussi, le regardant sans le voir d’un air à faire peur, d’un air parfaitement paisible, heureux, un peu de bave au coin des lèvres. Vite, vite, apprends la vie trop vite. Le genre de Talent. Sacré Talent, affalé dans son fauteuil.
     Pas d’histoire, je vais le planter.

     Les Siennois refluent. La bataille est finie.

     Talent relève la tête, le regarde, un regard vide, infiniment triste – et merde, c’est alors qu’il sait que Talent est son ami, et que c’est pour ça qu’il n’a pas voulu laisser les Italiens le buter. Talent toujours en contemplation devant lui, sourire de dingue qui traverse la pièce trop chaude, il commence à se masturber dans son fauteuil. Ronde, farandole, dans le salon, lui, Talent, les trois ritals en costard, la petite fille, les volets clos, il n’y a plus qu’un mouvement tournant, cyclique, encyclique, décyclé, déséquilibré, fou, QU’IL FAUT ARRÊTER.

     Bernardo voit Cotignons venir vers lui avec toujours le même sourire idiot comme s’il allait l’embrasser ; et Cotignons l’étreint, lui plante le poignard droit au cœur jusqu’à la garde, le serre tendrement, tourne la lame, relâche doucement, le laisse glisser au sol. Le portable tombe.
     À Florence, au déclic, Morena Ubaldini sait que tout est fini. Les armures, les jeux d’échecs, les glaces anciennes, les peintures, les pilules, l’aristocratie, la vue sur l’Arno, le marbre, l’amour.

     Cotignons se campe solidement sur ses jambes face aux deux porte-flingues, prêt à bondir, à les percer de son poignard.
     Mais ils restent stupides, désolés, ils se contemplent, ramassent leur chef avec d’infinies précautions, l’emportent. La bataille est finie.

     Il s’approche de Talent. Celui-ci hoche la tête avec un rire fou. “Merci, merci” dit-il.

     Sur le champ de bataille de San Romano, Niccol da Tolendino donne l’accolade à Micheletto da Cotignola. Il le remercie. Le soleil se couche dans un bel éclat de sang – rouge, flamboyant. Tolendino fouille des yeux les collines à la recherche d’une petite fille. Le temps se traîne, ralentit, à l’infini se répète, identique dans le tonnerre de la charge de chevaux à jamais figés.

 

Sébastien Omont