Danse de mort pour les Etats-Unis d'Amérique
Music-hall !
Dans Music-Hall !, il y a la faculté habituelle de Gaétan Soucy à créer des personnages terriblement présents, troupe de cirque recrutée dans un asile psychiatrique – patients, médecins –qui s’imposent à nous par la métonymie d’un accessoire, d’une formule ou d’un désir : Xavier X. Mortanse, ses baskets, sa boite à lunch, ses planchettes, son innocence ; Lazare, son ballon, sa rage et ses envies de Terre de Baffin ; le Philosophe, ses Sables du silence et son livre à venir ; Peggy Sue, son travail secret et son admiration pour les étoiles de cinéma ; l’aveugle, sa soupe aux sous et son chien ; Rogatien Long-d’Ailes, sa seringue et son serment ; Justine, sa jupe rapiécée et sa fatigue ; l’autruche Écharlote, son sentimentalisme et ses cadrans ; la grenouille et ses chansons… et tous, profondément humains (sauf la grenouille, mais y compris l’autruche). Music-hall ! Dans Music-Hall !, il y a des spectacles, et d’abord New York, la ville qui, davantage que le cœur, est la vitrine des États-Unis d’Amérique, le théâtre où ils se mettent en scène, se représentent, sur Broadway ou sur la 5e avenue où paradent les étoiles et les héros. Il y a des salles qui s’effondrent, et des démolisseurs qui font de la destruction une exhibition. Il y a une grenouille qui danse et une autruche sentimentale. Il y a des ballets bleus et un combat de boxe sur trampoline. Il y a la Minute Nationale de la Joie de Vivre et des immeubles démolis de l’intérieur. Music-hall ! Dans Music-Hall
!, il y a surtout du
cinéma, le spectacle
préféré de l’Amérique. Des vieux films
et des grands anciens, notamment le quatuor fondateur du studio United
Artists : D. W. Griffiths et Mary Pickford (« Marie Piquefort »)
y font un tour en guest-stars, les moustaches de Douglas Fairbanks
une apparition sous le nom de Douglas Fairbrown, et Charlie Chaplin
est omniprésent à travers les nombreuses références
au burlesque. Il y a des icônes du 7e art qui n’ont pas le
beau rôle : D. W. Griffiths démolit avec violence l’image
que le personnage du Philosophe se fait de lui-même. Pour lui
accorder le droit de jouer sa propre vie devant la caméra,
il lui impose sa vision et le déshumanise. Douglas Fairbrown,
lui, profite de la naïveté de Xavier pour s’en servir
de punching-ball, et Marie Piquefort, « la petite fiancée
de l’Amérique » parade le long de la 5ème avenue
au milieu de la foule indifférente à la souffrance
ultime de Xavier et du philosophe, ces deux personnages impitoyablement
repoussés vers le hors-champ, le néant, parce qu’incapables
de jouer le rôle assigné. Music-hall ! Dans Music-Hall !, il y a le rêve américain dans lequel Xavier, immigrant débordant de courage et d’enthousiasme, ne demande qu’à s’insérer. Mais le rêve est gauchi, faussé : Xavier, amnésique, délesté de tout passé, pourrait devenir l’immigrant idéal ; pourtant, son identité ne tenant qu’aux bouts de réalité qu’il récupére ici et là (comme la grenouille chantante qu’il trouve), dans un univers plein de fausseté et de tromperie il finira par tomber en morceaux. Music-hall ! Dans Music-Hall !, il y a la vente par appartements du roman balzacien : des chapitres évidés qu’on remplit de bouts de pellicules, de numéros de cabaret dépareillés, d’artistes de foire en bout de course, d’illusionnistes malintentionnés. La comtesse de Restaud et la baronne de Nucingen ont vendu leurs hôtels particuliers à Barnum qui les a redécorés, et, dans Music-Hall !, il y a la forme d’un roman de formation traditionnel, mais pervertie. On y trouve un assemblage visionnaire d’éléments disparates, au sens où Gaétan Soucy nous donne une image concrète, même si métaphorique, parce que métaphorique, d’un présent éclaté. Et le livre devient poignant, mélancolique, sombre, tragique, du croisement des différents réseaux métaphoriques. Le roman est un immeuble démoli de l’intérieur comme le personnage principal. New York est un music-hall, New York est l’Amérique : l’Amérique est un music-hall (et nous aussi, parce que – malheureusement – nous sommes aussi l’Amérique). L’ambition réaliste du roman du XIXe appliquée à un monde qui n’est plus que représentation aboutit proprement à un chaos morcelé, à une foule de références disparates et autonomes qui ne peuvent que se télescoper ou s’ignorer, et donc se défaire, et tomber. Tragiquement. Music-hall ! Dans Music-Hall
!, il y a une tentative
contem-poraine (comme dans L’Invention du monde d’Olivier Rolin)
d’écrire le livre qui
contiendrait le monde (ou une ville, ou un pays, mais métaphoriquement,
c’est la même chose), et un échec, bien entendu. Plus
flagrant, plus consubstantiel à l’entreprise que dans À la
recherche du temps perdu, Ulysse ou La Vie mode
d’emploi, parce que
la matière romanesque (l’information pour Rolin, le spectacle
cinéma-tographique pour Soucy), est si mouvante et volatile
(vouée par nature au renouvellement incessant) qu’il est bien
difficile de la faire tenir en forme. Mais c’est l’intérêt
de ces livres que de s’en emparer. « À midi tapant, une sirène
hurla, et sur le coup, New York se transforma en asile de fous. Music-hall !
Sébastien Omont |