Le Temps retrouvé,
de Port-Soudan à Tigre en papier


L’âge du vulgaire

« Elle l’avait aimé comme quelqu’un qui venait d’un autre monde, d’un autre temps plutôt, où existaient une chose, une force énorme dont elle n’avait qu’une très vague idée et qui se nommait l’histoire, […] elle, elle était de ce temps-là où il n’y avait plus de temps, rien qu’un présent scintillant, pas de cause ni de parti philosophique ou moral, pas de drame qui fût plus affreux que la mort d’un chat persan. » (Port-Soudan, p.96.)
Le présent n’est pas en odeur de sainteté dans les derniers romans d’Olivier Rolin, on lui préfère le passé. Mais les livres tirent leur énergie de leur confrontation, de leur opposition irréductible, des étincelles que provoque la longue et lourde machine du passé attelée à un présent frivole qui préfèrerait l’oublier. Le poids de l’histoire asséné au contemporain creux, on le retrouve dans Port-Soudan (1994), Méroé (1998) et Tigre en papier (2002), où se mesurent un narrateur désabusé et une jeune femme instantanée, un ici, Paris – honni, parce que contemporain – et un ailleurs lointain, Soudan ou Vietnam, qui est aussi un autre temps, une profération solitaire et la perte de la femme aimée ou d’un ami mort.

« Comme j’avais dû barber Alfa avec mes légendes à moi, les soldats de l’An II, Marceau et l’armée de Sambre-et-Meuse […]. J’avais voulu la tuer, sans doute, avec mes vésanies révolutionnaires et martiales, alors qu’elle ne rêvait que de ce nouveau monde virtuel et ludique d’où l’Histoire avait été chassée avec le réel. Nous avions été pour chacun ce qu’il y avait de plus étranger, et nous avions aimé cela un très long moment. » (Méroé, p.115.)
La jeune femme tombe amoureuse d’un écrivain plus âgé parce qu’il incarne la profondeur du temps qui lui manque, mais, de cette attirance des contraires, de l’union de l’armée de Sambre-et-Meuse et du chat persan, il ne naît rien que des traces, des souvenirs, des cendres :
« Elle pleurait un peu, entre les vantaux de la porte cochère […]. Ces larmes étaient peut-être l’ornement dont elle paraît une séparation que sans cela, six mois plus tard, elle eût oubliée : pour que l’événement continuât à briller un peu, comme un lustre dans les salons vides de sa jeune vie, il fallait sans doute qu’il y eût ces pendeloques. » (Méroé, p.102.)
« Du jour où ses affaires disparurent, me dit la femme de ménage, la ruine fit son entrée dans la maison. […] C’était comme si chaque chose eût dérivé imperceptiblement hors du lieu et de la figure qui lui étaient assignés, comme si chaque chose fût devenue légèrement déviante et difforme. Une odeur âcre de tabac envahit et imprégna même les pièces dont jusqu’alors elle respectait le seuil, la salle de bains, la chambre à coucher. On trouvait partout des paquets de cigarettes vides, écrasés dans le poing serré : volumes aberrants, géométries froissées couvertes de papier scintillant. Grosses pépites de nerfs arrachés. » (Port-Soudan, p.39-40.)

Le pays des dinosaures

Pour cette génération, il ne peut y avoir de réussite dans un temps qui refuse ses combats. Au fond, l’échec est certain : les victoires de l’histoire en France, c’était il y a bien longtemps, au temps des soldats de l’An II, de l’armée de Sambre-et-Meuse. Les guerres et les révolutions victorieuses ont fini en même temps : en 1870-1871, avec Sedan et la Commune. Depuis, il n’y a eu, il ne peut y avoir que des défaites (à sa manière, la Première Guerre Mondiale en est une), 1940, l’Indochine, l’Algérie, 1968 se diluant dans la France pompidolienne et giscardienne…
« Les dieux ont puni en moi ma lignée pour une faute commise : peut-être par moi, mais plus probablement par un de mes ancêtres » (Tigre en papier, p.246).
Par conséquent seul le souvenir, la remémoration de l’échec, c’est-à-dire l’Histoire, peut donner du sens au présent et lui éviter de se défaire dans une succession d’instants vains, car non justifiés par l’enchaînement vers un avenir possible. Dans Méroé, Vollender, un archéologue allemand, explique ainsi sa vocation :
« J’étais donc à la recherche, comment dire, d’une victoire ou d’une défaite qui ne fût pas monstrueuse. Mais j’étais allemand, au début des années cinquante, d’accord ? C’était donc le malheur, l’échec qui m’intéressaient : un échec digne, qui n’ait rien à faire avec Satan (c’est lui, Vollender, qui évoqua, ce soir-là, l’intelligence ténébreuse), plutôt avec cette fatalité que mes stupides maîtres d’alors appelaient le sens de l’Histoire. Perdre sans déshonneur, parce qu’une puissance énorme, Dieu, ou l’Histoire, en ont décidé ainsi, ou bien la grande marée cyclique des peuples, ou bien l’expansion d’une idée : voilà ce qui, à l’époque, me paraissait l’accomplissement le plus parfait de l’Humanité. Être tranquillement broyé par la meule. » (p.79-80.)
Voilà ce qui explique le ton irrémédiablement mélancolique et désespéré de certains passages de ces trois livres, quand il n’est pas racheté par l’ironie. L’enjeu du combat qui est représenté dans Port-Soudan et Méroé est d’échapper à l’insignifiance de l’époque contemporaine en se construisant un échec tragique, où au moins il y aura du sens puisque l’écrasement, au contraire de la dilution, implique l’existence d’une force. (Évidemment, l’effort est vain : par définition, on ne choisit pas un sort tragique. On n’échappe pas à une époque qui ne l’est pas).

Le narrateur écrit Port-Soudan soi-disant pour s’acquitter d’un devoir envers un ami mort, mais s’il tente de maintenir existant le souvenir, c’est-à-dire le passé, c’est parce que c’est pour lui le seul moyen de continuer à exister, de ne pas se dissoudre :
« J’écris ces lignes pour survivre, de quelque façon. J’imagine qu’il n’y a pas d’autre raison pour écrire. » (p.12.)
Dans l’écriture, le passé persiste. Antépé-nultième phrase du livre : « Il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai », mais dernière : « Je ne me souviendrai plus jamais de rien ». Hors de l’écriture, pas de futur, pas de passé, mais le néant haïssable du présent.

Rester là-haut à planer

On peut trouver une autre fonction à l’Histoire et à la Littérature, aux récits : dialectiquement, la confrontation devrait permettre de dépasser les difficultés du présent grâce aux enseignements du passé et de faire un grand bond vers l’avenir – le premier roman d’Olivier Rolin s’appelait Phénomène futur – Mais on a vu qu’il n’y avait pas de futur dans Port-Soudan et, s’il y en a un dans Méroé, il s’accompagne de la malédiction du présent : la discontinuité, l’oubli.
« Il arrive que l’Histoire bégaie, il arrive qu’elle se répète, et aussi qu’elle anticipe et prophétise. Cette incertaine pensée me fait croire qu’un jour, qui sait, je rencontrerai de nouveau Alfa : mais ce sera dans une autre vie, je ne saurai pas que c’est elle, ni même que je suis moi. » (p.235.)
Si le dépassement dialectique ne fonctionne plus, il reste au moins la possibilité d’un futur par la reproduction, le maintien du présent. Le narrateur de Méroé essaie ainsi d’actualiser ses souvenirs de l’amante perdue (Alfa, l’origine) en les projetant sur une autre femme, Dune, qui lui ressemble : « entre Dune et moi il n’y avait pas de sexe – c’est-à-dire pas de vérité possible. » (p.137.) Cette tentative échoue, car il manque l’essentiel : le sentiment, l’engagement qui fait le poids de l’instant.
Vollender, l’archéologue, lui aussi, échoue dans une autre tentative de persistance du présent dans le futur, par la transmission, cette fois. Else, la disciple destinée à remplacer sa fille morte, périt sous une dune avec les fresques du Jugement dernier découvertes par Vollender. La dune, Vollender l’a laissée s’accumuler au-dessus de l’église exhumée contre toutes les règles de l’archéologie pour tenter de regagner le temps que lui a fait perdre la réunification allemande. Mais le temps perdu ne se rattrape pas : les traces, les souvenirs s’engloutissent dans les sables de l’oubli :
« … c’était l’avenir, ce temps impensable, incontrôlable, où il ne serait plus, et où pourtant se construirait ou s’évanouirait la mémoire de leurs travaux et de leurs jours, à lui et à sa fille. Et on attendait qu’il confie à une inconnue, à la première venue, ou parvenue, cet empire sur eux ? Non, il valait mieux que tout disparût avec lui, qu’on n’en parle plus. » (Méroé, p.184.)
Le temps ne se suspend pas. Dernières phrases :
« J’aimerais que la roue ne redescende pas. Rester là-haut à planer, avec les vieux anges et les djinns.
Cause toujours.
»

L’odeur du temps

« Tu lui tapotes la nuque, sous les cheveux. Tu penses que dans quelques jours ce sera le premier solstice du XXIe siècle.
Et après ? Après, rien. On s’en va, vous en faites pas.
» (Dernières lignes de Tigre en papier)
Dans Tigre en papier, le rapport au temps s’apaise. Il n’y a plus de rapport amoureux, il n’y a plus de tentative d’enseignement, il n’y a plus de désir voué à l’échec d’attacher le présent à la chaîne du passé, de réinjecter l’Histoire et la Littérature dans un présent « frivole, instantané, narcissique », il n’y a qu’une transmission qui se fait librement : à la fin, la jeune fille connaît l’histoire de son père mort. Le narrateur la lui a transmise sans exigence, sans attente. Au contraire de Vollender, il a accepté de se défaire de ce passé, de l’abandonner, d’ignorer ce qui en sera fait.
Tigre en papier s’enroule autour de Paris dans les révolutions que trace la DS du narrateur sur le périphérique tandis qu’il narre l’histoire de sa jeunesse à la fille de son ami. En même temps, il se remémore un voyage linéaire sur un fleuve du Vietnam à la recherche de traces de son père mort lors de la guerre d’Indochine. Dans cette direction, la transmission est impossible, les quelques indices qu’il recueille ne lui permettent pas de se réapproprier ce passé en se racontant cette histoire. La progression linéaire du temps se brise : entre lui et son père persiste une solution de continuité, il n’ y a pas de rachat, pas de rédemption, même pas de compréhension, de sens. L’avenir radieux, les lendemains qui chantent se sont enfuis. Mais on peut encore maintenir le monde en insérant son histoire dans le temps cyclique. À force de solstices, on arrive au XXIe siècle. Le passé ne conditionne plus l’avenir, il le permet juste. On fait des enfants.
Et si le narrateur n’en a pas eu, il dit que c’était peut-être justement « dans le dessein insensé d’échapper au temps, à tout ce qui était de l’ordre de la succession : génération, corruption ? Échapper à cette contingence, ce pouvoir du monde sur nous. Ne pas rendre les armes au réalisme. Notre histoire, quand on était un ‘nous’, s’était déroulée assez largement hors des contraintes du réel : atterrir là-dedans, les deux pieds dans le plat du réel, parachutés depuis la région des chimères, certains en ont été capables, la plupart, mais moi non. » (p.244)
« La Cause, cette nef des fous aura été mon seul vrai ancrage. Il y aura la tombe un jour. Entre les deux, rien de stable » (p. 245), mais pour passer en paix de la Cause à la tombe, il faut, dans l’ordre de la fiction, un « enfant » à qui transmettre son histoire (celles du narrateur et du père de la jeune fille se confondent) pour qu’elle fasse sens, qu’elle s’insère dans la succession, la génération, accepter la contingence.

Même s’ils n’ont pas été conçus ainsi, on peut lire Port-Soudan, Méroé et Tigre en papier comme une trilogie du temps, de la sortie progressive du temps des révolutions, de l’acceptation de sa fin, et donc d’une évolution d’une conception tragique du temps à une conception ouverte. « Voilà exactement comment ça se passe, Marie, dis-tu à la fille de Treize. Et il tombe. » (p. 268.) L’idée d’une chute, d’une dégradation nous tient toujours, mais, dans la répétition cyclique, existe la possibilité d’un renouvellement, « dans quelques jours ce sera le premier solstice du XXIe siècle ». On en revient presque à un temps mythique. Ces trois livres constituent donc la preuve (en apparence presque à leur corps défendant) que la littérature, c’est autre chose que le ressassement du passé, et l’assurance qu’ils forment une œuvre.

Sébastien Omont

Illustrations : Didier Karkel