Le
Port intérieur
Sur Le Port intérieur d'Antoine
Volodine, 1995
Breughel appelle Kotter
À la fin du Port intérieur,
Breughel étrangle Kotter.
Ou est-ce Kotter qui étouffe Breughel ? On reste dans l’incertitude,
car Breughel a essayé d’écrire l’histoire de Kotter poursuivant
Breughel, de prendre Kotter dans ses filets ; mais Kotter, l’agent du
Parti - également appelé le Paradis - Kotter, qui recherche
Breughel et Gloria Vancouver, les Adam et Eve dissidents, les apostats,
Kotter a refusé de lire.
Parade définitive, pourrait-on croire : Breughel ne cachera pas
Gloria Vancouver dans l’écheveau de ses mots. Si ce n’est que,
pour la retrouver, le tortionnaire sera contraint de lire un peu : des
slogans rêveurs de la belle, la folle, la voyante :
CHRYSALIDES
DU TROISIÈME SOMMEIL, REGROUPEZ-VOUS !
VIE SAUVE POUR TOI, SOLDAT,SI TU DÉNONCES UN DÉSERTEUR
!
POUR UN PIRATE SOUMIS À LA TORTURE, UN VILLAGE VITRIFIÉ !
INCENDIAIRES DES LUNES SAFRANES, REGROUPEZ-VOUS !
ENFANT DE LA HUITIÈME ARMÉE, PENDS-TOI AVEC TA CEINTURE
!
INCENDIAIRE DES LUNES SAFRANES, PENDS-TOI AVEC TA CEINTURE ! (p. 149)
Autant de
messages qui peuvent se lire comme adressés à Kotter,
ou à Breughel, ou aux deux. Et peut-être que le refus du
bourreau avait été prévu par sa proie, et peut-être
que les quelques mots que Kotter déchiffre sont les mâchoires
du piège ? Et peut-être que Kotter n’est qu’une invention
de Breughel. Et Gloria Vancouver ? Existe-t-elle seulement ?
Le Port intérieur se dévide en un huis-clos moite et pourrissant
dans les ruelles déchues de Macao : comme la ville va bientôt
retourner à la Chine populaire, et perdre son identité
propre, Breughel va bientôt retourner à la terre ; sa seule
motivation reste de protéger Gloria qui n’est déjà
plus tout à fait de ce monde, et qui paye le prix de sa désertion
du Parti par la folie. Désertion de Breughel aussi, ou de Kotter,
on ne sait.
Kotter avait
mal.
Il se débattait en apnée.
Ensuite sa conscience et.
Sa conscience et sa mémoire déraillèrent.
Il perdait son identité. Il rêvait qu’il était allé
très loin pour mourir, par 22°16’ de latitude nord et 133°35’
de longitude est. Il avait arrêté le temps. Il était
reclus depuis des années dans une ombre fétide. Il ne
savait plus qui il. Derrière la porte d’un taudis, il composait
des récits à la manière de Breughel, et consacrant
sa vie à des riens et à Gloria Vancouver, il devenait
Breughel.
Il n’avait toujours pas repris sa respiration.
Maintenant, il était Breughel. (p. 205)
Kotter appartient à Breughel, comme Breughel appartient à Kotter.
Histoires d’asile et de révolution
Dans l’œuvre
de Volodine, Nuit blanche en Balkhyrie fait suite au Port intérieur.
Même si Nuit blanche en Balkhyrie commence et se termine aussi
dans un asile, ce n’est pas le même que celui où échoue
Gloria dans Le Port intérieur. De Macao, on passe à une
possible Sibérie, des tempêtes tropicales, aux hivers de
glace, et pourtant on retrouve un Breughel et un Kotter ; mais on dira
que ce ne sont pas les mêmes, puisque, même si Breughel
tue Kotter le tortionnaire au début de Nuit blanche…, cette fois,
c’est Breughel qui s’échappe de l’histoire que Kotter voulait
écrire pour lui en lui rabotant le cerveau, les mots alignés
sur les cahiers ne servent plus à voiler, à cacher, à
engluer, mais à déchirer, à dresser et à proclamer.
En outre, on apprend dans la liste publiée dans Le post-exotisme
en dix leçons, leçon onze, qu’il y a deux Breughel, Istvan,
auteur de Gloria Vancouver (1985) et Anton, auteur de Soldats (1979).
On peut supposer que celui de Nuit blanche en Balkhyrie est le deuxième.
Un Breughel qui, scribe d’une révolution, montreur de marionnettes,
auteur, metteur en scène et, peut-être, unique protagoniste
d’un opéra rouge sur la neige sale, n’aura pas plus échoué
ou réussi que l’autre. Lui non plus n’aura pas réussi
à protéger Molly (ou si, finalement ? La fin du livre
laisse les deux interprétations possibles). L’important est d’inscrire
la parole révolutionnaire dans le désastre qu’elle porte,
sourde entropie tropicale ou flammes insurrectionnelles glacées,
car cette parole, vertigineuse, éloignée des phrases simples
de la dictature qu’elle mine, devient la condition pour pouvoir encore,
à la fin, malgré l’échec, embrasser sa Gloria
ou sa Molly.
Ainsi, la révolution se chante en mineur et en majeur : à
la voix grêle de l’opéra chinois, au souffle à peine
audible du tuberculeux, à la préservation intérieure
et soigneuse du presque rien, du souvenir (Le Port intérieur),
répondent les grondements de l’opéra russe, les harangues
sur des tonneaux, et les canons, le rêve de l’absolu, l’épopée
en haillons célébrée par son poète aveugle
(Nuit blanche en Balkhyrie).
Sébastien Omont