Richard
Millet Derrière la figure omniprésente de la Corrèze natale, si chère à Richard Millet, et une défense virulente de la langue française guidées par une peur panique de la mort, se déploie une œuvre rare, exigeante, majestueuse et cohérente qu’il faut, de toute force, se garder de confiner dans une littérature régionaliste d’arrière-garde ou, pis encore, dans un poujadisme littéraire nauséabond. Richard Millet fait partie de ces rares écrivains dont l’œuvre publiée intimide. Longtemps, on tourne autour, on tergiverse, on lit les articles que la presse lui a consacrés, quelques pages, aussi, parmi les premières de chaque volume, qui nous confirment le pouvoir d’attraction de cette langue qui, déjà, nous fascine. Mais, comme ces femmes trop belles qui nous paraissent inaccessibles, on ne se sent pas digne d’une telle lecture. Il a alors fallu toute la conviction d’une libraire - merci à vous, Colette Loyer -, pour qui les livres sont une passion - sinon un indispensable oxygène -, en même temps que la parution d’un monumental roman Ma vie parmi les ombres pour, qu’enfin, la timidité soit vaincue ; ô, pas immédiatement, mais bien plutôt, à l’instar des sauvageons qui assurent chacun de leur pas et font de l’apprivoisement un préalable à toute rencontre véritable, selon une approche progressive, suivant des cercles concentriques. L’œuvre comme un défi à l’incontournable « trilogie corrézienne1 », et au monument qui s’annonçait. Alors, remontant le cours de l’œuvre, on plonge dans un univers singulier.
Quel que soit l’ouvrage par lequel on l’aborde, on y croisera toujours
l’un des trois grands thèmes chers à l’écrivain
: la langue française, l’amour « absolu2 » qu’il
lui voue, né du rôle qu’il confère à la littérature
et de la place prédominante, sinon exclusive, qu’occupe l’écriture
dans sa vie ; la Corrèze natale et le Liban de l’enfance qui,
en toile de fond de chaque livre, composent une géographie intime,
fertile terreau au travail de mémoire de l’écrivain, témoin
d’un monde et d’une époque qui l’ont vu naître et grandir ;
enfin, la femme - autant pour la beauté de son corps que pour
le mystère qu’elle représente - qui, à l’égale
de l’écriture, l’aide à vivre en même temps qu’elle
le renvoie à sa solitude et à « [son] incertaine,
[son] imparfaite condition de mâle3». Ajoutons à cet
ensemble la musique, que l’on entend omniprésente jusqu’au plus
intime de la phrase, et nous aurons posé toutes les marottes de
l’auteur du Sentiment de la langue. Sauf que… Il serait aisé, à la lecture de ces quelques mots, de reléguer Millet au rang de romancier régionaliste - de lui garder une place bien au chaud, près du poêle, sur les bancs de l’école de Brive -, de l’ériger en porte-voix d’un monde rural à son crépuscule, d’en faire l’apologiste d’un monde meilleur et définitivement disparu, un écrivain nostalgique du mythe de l’âge d’or, appuyé en cela par tous ceux qui, au mitan de leur vie et au-delà, en viennent à regretter leur jeunesse et en elle la vie qui allait avec : la vie d’avant. D’autant plus aisé de le cataloguer ainsi que Millet, fort de son expérience de professeur de français dans la banlieue parisienne10, déplore, à grand fracas, que la langue française, matière première de ce splendide travail de mémoire, soit à l’agonie, soumise à la domination économique et culturelle du monde anglo-saxon ; démantelée progressivement, vidée de son sens et de sa substance sur l’autel de l’égalitarisme, par les institutions - l’Éducation Nationale, pour ne pas la nommer - qui devraient, au contraire, être garantes de sa perpétuation et de son entière et correcte transmission. Propos que j’entends et que je partage pour l’essentiel, à ceci près que je les considère comme réactionnaires dès l’instant où je comprends qu’ils sous-tendent qu’il faudrait qu’on fige une langue vivante, le français, dans un sarcophage qui serait, à lire Millet, son « état idéal : celui du XVIIIe siècle11 ». Difficile de lire ces mots sans tiquer, sans s’agacer. Pourtant, il est plus facile de les entendre quand on sait ce que Richard Millet a mis dans cette langue, ce qu’il a essayé d’y faire taire : « Mais qu’avez-vous espéré de la littérature ? - Rien, sinon que le bruit des mots m’empêcherait d’avoir peur.12 », comme ce qu’il y a sacrifié : sa vie « Ce n’est qu’aujourd’hui que je mesure ce que l’écriture a fait de moi : un homme habité par l’œuvre de la mort, devant laquelle mes livres me laissent plus démuni qu’à l’adolescence, avec le sentiment douloureux qu’il est trop tard.13» Le constat du crépuscule de la langue comme une seconde mort inéluctable. Pourtant, si je pense qu’une langue vivante telle que le français se doit de vivre, d’évoluer et d’être le reflet de son temps, sans démagogie, avec ses forces et ses faiblesses, ses pleins et ses manques, je ne vois pas de meilleure défense pour elle que l’œuvre de l’auteur de Ma vie parmi les ombres. Loin de ces proses anorexiques qui hantent de leur trop-plein les rayonnages des librairies et des bibliothèques - fortes de ce qu’elles représentent 95 % de la production éditoriale littéraire française actuelle -, la langue de Richard Millet se déploie, ample et majestueuse, ciselée comme rarement, pour, à merveille, donner voix à ceux qui nous ont précédés, faire revivre le visible comme l’invisible de ce que nous sommes, partir à la recherche de tout ce qui nous constitue et dont nous sommes riches, pour retarder encore l’instant du mourir. Et Richard Millet de se poser en témoin, de se faire le scribe d’une époque, d’un monde et de vies qui, sans lui, seraient définitivement morts, comme disparaissent à jamais les souvenirs de tous ceux qui nous ont précédés dans la tombe.
Willy Persello
1 La Gloire des Pythres, L’Amour des trois soeurs Piale et Lauve le
pur. |