Traversée de l'oeuvre de Maurice Pons

Métrobate (Julliard, 1951) ; Pourquoi pas Métrobate (Balland, 1982)
La guerre vient de finir, et malgré l’aversion du père pour les intellectuels, la famille d’Hervé engage comme précepteur un jeune étudiant. Très discret sur sa vie, ce brillant dandy fait reposer sa méthode pédagogique sur une nonchalance extrême qui le voit donner ses cours à celui qu’il nomme « petit garçon » depuis son lit, ou devant le miroir où il se pomponne. La complicité naît entre le maître qui a envie de « faire du mal » à son « vrai bibelot » qui ne sait rien. Mais, plutôt que de l’assommer de versions latines, il évoque des souvenirs, des lectures, sans ordre ni méthode, et apprend à son élève « le goût incomparable des plaisirs interdits ».
Pour la mère, c’est un « poète », le père est intrigué, le domestique lui apprend le billard : bref, tout le monde le trouve extraordinaire même si on ne sait pas en quoi. Jusqu’au jour où le percepteur, ancien résistant respecté et craint, révèle à la famille qu’« il y a des noms qu’on ne peut pas prononcer sans lever contre eux la terre entière ». Il y a des êtres qu’on condamne pour ce qu’ils sont plutôt que pour leurs actes. Maurice Pons entrait en littérature avec ce court roman où se lit déjà le conflit qu’on retrouve dans de nombreux récits : entre le monde et soi, il n’y a que la fracture irrémédiable qui vous arrache tôt ou tard au paradis. Et on plonge. L.R.
La Mort d’Eros (Julliard, 1953)
Robert Bressan, jeune apprenti comédien désargenté, tombe amoureux, dans un cours d’art dramatique, de Miriame, la fille du célèbre acteur et directeur de troupe André Sinclair. Cette liaison lui permet d’être engagé comme figurant dans Antoine et Cléopâtre et il part en tournée à travers l’Europe. Avant de quitter Paris, Robert assiste à la représentation de cette pièce et est exagérément ému devant la scène de la mort d’Eros interprétée par l’acteur Jean Marzine.
Pendant le voyage qui mène les acteurs vers Genève, celui-ci propose son amitié à Robert qui voudrait tant être Marzine : les deux jeunes hommes se reconnaissent de « la même famille » et chacun se contemple avec un certain trouble. Un incident lors d’essais d’éclairages va bouleverser la vie de la troupe et la destinée de Robert. Il comprend que son admiration pour Marzine cachait l’espoir secret de lui prendre un jour sa place sur scène. Il a déclenché en lui un « mécanisme intérieur » dont il ne possède pas le secret et qui le mène vers sa plus haute ambition, en se dédoublant « d’avec lui-même » pour coïncider avec cette image d’Eros qui le hante.
Le destin est un théâtre de forces obscures. C.C.
Virginales (Julliard, 1955 ; C. Bourgois, 2001)
Les nouvelles de ce recueil (dont François Mauriac déplorait l’attirance pour « le touche-pipi ») saisissent l’acmé où l’émoi sensuel culmine, juste avant que ne taraude le désir sexuel. Ce sont un frère et une sœur qui découvrent le gniagnia, drôle d’objet mou qu’ils tripotent en s’endormant ; c’est une jeune fille prise en flagrant délit de nudité dans les toilettes par un voyeur ; c’est un dialogue sur le vif d’enfants qui, à défaut de vouloir préciser s’ils préfèrent leur père ou leur mère, choisissent les seins de la bonne ; c’est la fille de la femme de ménage qui déclare au fils de famille que « les morts, ça raccourcit tout de suite » avant de lui expliquer qu’il existe, en Afrique, une voie qui mène à leur royaume : la Tripolitaine. C’est un communiant qui s’émeut des cuisses gainées de porte-jarretelles de sa cousine et qui, la nuit, rêve d’elle et se rêve entrant en elle avec un cierge grossissant, grossissant, finissant par perforer le toit de l’église avant d’embraser Solange, qui vole au dessus ; ce sont des jeunes escortant à bicyclette et vouant un culte à leur cheftaine dans la pureté du « souffle oublié d’adoration mystique » ; c’est ce qui pousse les sales gosses, les « mistons », à renifler la selle de vélo d’Yvette et à la tourmenter quand elle sort avec son amoureux… Virginales, c’est « cette crispation des enfants devant l’amour qu’ils ignorent et qui les hante »… L.R.
Le Cordonnier Aristote (Julliard, 1958) ; Embuscade à Palestro (Le Rocher, 1992)
Ce roman tire à bout portant sur le Paris remuant de la fin des années cinquante. Les « événements » en Algérie divisent. Le PC tergiverse sur l’utilisation de personnes extérieures au parti pour diffuser ses tracts et coller ses affiches, tâtonne sur le mot d’ordre qui suivra la fin des combats qu’il réclame (Algérie française ou indépendance ?), balance sur la conduite à tenir lors du 38ème anniversaire de 1917 tout en préparant les élections de 1956, hésite enfin à dénoncer Staline. D’autres n’hésitent pas, ce qui fait de ce roman bien mieux qu’un retour politique. La pièce Un chat pas comme les autres est-elle gauchiste au prétexte que le metteur en scène Fred Barrel est communiste ? Les parachutistes le clament et font interdire sa représentation en France. Le manuscrit édité du pion Rolland Maillart, Le Cordonnier Aristote, est-il complice par omission des massacres algériens ? L’auteur trouvera en tout cas de nouvelles motivations pour son deuxième livre. L’Humanité est saisi, des employés sont virés, l’hiver est froid, un nouveau lieu chic ouvre, la machine médiatique s’emballe pour un jeune auteur et le journal Sensation s’amuse de faux récits de voyage. L’amour guette et tourne en rond, des familles bourgeoises se déchirent, des amitiés sincères ouvrent les yeux des modestes. Tout devient politique. Surtout la mort des amis, pulvérisés en Algérie malgré leurs envies de désertion. Choisissant de morceler son récit en plusieurs personnages qui se tournent autour, Pons montre l’effervescence créatrice et évite l’écueil des simplifications. S.N.
Le Passager de la nuit (Julliard, 1960 ; Le Rocher, 1991)
Une nuit bien étrange pour Pradier qui se retrouve enfermé dans sa voiture de sport avec ce passager que Bernadette lui a demandé d’emmener de Paris à Champagnol, dans le Jura. Au-delà des vitres, une France de « livre de géographie » défile avec ses paysages d’une « profonde sagesse ». Pradier fonce, refusant de contrarier sa belle mécanique. À ses côtés, le passager taciturne et ses mystères, son sac de toile sur les genoux.
Mais la route, ses étapes, le dialogue difficile, permettent au conducteur de découvrir peu à peu son compagnon de voyage. La radio et les journaux parlent d’un attentat du F.L.N. à Paris et de terroristes en fuite. Les regards et commentaires de la France profonde font prendre conscience à Pradier que c’est « un Ben Bella » qu’il transporte, et il assumera ce traquenard dans lequel il se sent d’abord entraîné, avant de prendre le risque d’aller au bout de la route. Peut-être a-t-il voyagé avec le diable ! C.C.
Les Saisons (Julliard, 1965 ; C. Bourgois, 1975)
Hanté par la tragédie qui a touché sa famille, Siméon échoue dans un village cerné par le gel bleu lors d’hivers de trente-quatre mois. Aveuglé par son désir d’écrire, il refuse d’appréhender la déchéance des habitants. Amoureux de la maigre Clara Dodge et charmé par le Croll, géant guérisseur, il affronte vaillament les pires humiliations. Faiblement nourri de lentilles, à peine protégé du froid par des animaux plaqués contre le ventre, son esprit s’effrite aussi vite que son corps, et la transformation s’opère. Le candide accède ainsi au statut de villageois, mais le prix à payer est rude : à la plus mauvaise place de cette hiérarchie sordide, il devient le symbole à abattre !
Bien plus profondes et agitées que la nouvelle « La Vallée », ces Saisons ont permis à Pons d’exhiber sa part la plus cruelle et la plus primitive. Resteront les rires tristes de la petite Louana et une crainte des communautés rurales repliées sur elles-mêmes. S.N.
Rosa (Denoël, 1967)
Chronique fidèle des événements survenus au siècle dernier dans la Principauté de Wasquelham comprenant des révélations sur l’étrange pouvoir d’une certaine Rosa qui faisait à son insu le bonheur des plus malheureux des hommes.
Rosa ne fonctionne pas seulement pour le plaisir pris à se plonger dans l’un de ces récits posant un narrateur historiographe qui fouille les archives d’un royaume oublié. Rosa marque aussi par son énigme policière imprégnée de fantastique, puis qui emprunte à l’érotique et sème les pistes d’un hédonisme volontairement naïf. Ecrit en 1967, ce roman montre une fois de plus (si on pense au cauchemar rural des Saisons), la distance que prend Pons avec l’idéologie de son temps. Le voyage acidulé dans le ventre de la matrone Rosa semble une hallucination trop ironique pour être prise au sérieux et la vénération de la couche amoureuse (plutôt que de la chambrée militaire) sonne comme l’épanchement nocturne de puceaux effarouchés. Un régal pour les Happy Few qui sauront déchiffrer l’humour sous-jacent. S.N.
La Passion de Sébastien N. (Denoël, 1968) ; Le Festin de Sébastien (Le Dilettante, 1999)
Dès 1968, Pons s’embarque dans un récit d’amour cannibale entre l’homme et la machine que David Cronenberg ou J.G. Ballard exploiteront des années plus tard. Son regard acerbe bien affûté, Pons explore autant qu’il explose la société de consommation qui émerge de 1937 à 1950, durée de vie du héros. L’appel à l’achat génère les frustrations les plus sèches et le pauvre Sébastien ne peut que convoiter le véhicule qui lui permettra : 1/ De draguer les filles, 2/ De tirer un coup, 3/ De retrouver l’extase que lui procure le goût du sang et de l’acier.
Ce roman d’émancipation pousse un Sébastien bien candide dans les recoins les plus sordides du pays, à l’affût des vacances pour tous, mais ne lui offre que l’ennui renouvelé d’activités infécondes. S.N.
Chto ! (C. Bourgois, 1970)
Pièce en deux actes jubilatoire. Le Mage, qui détient le Savoir et le pouvoir d’immobiliser les êtres à distance en leur lançant le Chto, habite une villa isolée de la campagne russe, avec ses disciples occupés à tisser des tapis musicaux et à s’élever sur le chemin de la Connaissance. Un jour, arrive Frida, jeune femme enceinte, qui se donne au Mage, prétendant avoir entendu son appel. C’est l’hiver, fornication et fabulation sont au programme. Le comte Anton, l’un des disciples, enrage de ne pas détenir le pouvoir du Chto et de voir ce Maître qui peut tout et ne veut rien que « régner sur une bande de moujiks ignorants », qui se satisfait de l’or volé aux marchands de passage, de vodka et d’une petite femme pour chauffer son lit.
Mais avec le dégel, « les choses deviennent un peu plus complexes » pour Le Mage qui voit son Chto se gripper et Anton le quitter en lui enlevant Frida, sous les regards complices de Féodora, la fidèle servante, et des autres disciples. Offensé, Le Mage se sent trahi et relève le défi d’Anton. Une conspiration peut en cacher une autre et on ne se joue pas du Maître ainsi. Bientôt, « tout va pourrir sur terre et sur mer dans la Sainte Russie ». C.C.
Mademoiselle B. (Denoël, 1973)
À Jouff, l’écrivain Maurice Pons voudrait couler des jours paisibles. Cependant, des décès spectaculaires frappent le village. Toutes les victimes ont fréquenté la mystérieuse Mademoiselle B. qui aurait « le don de la mort ». Tous ont une expression d’effroi sur le visage, ou ce qu’il en reste après un séjour dans l’eau, le passage de frelons.
Outre le plaisir pris à la description morbide des cadavres, ce roman est traversé par un courant autobiographique dont l’humour ou le pessimisme emportent le lecteur : de la profession d’écrivain qui consiste à « salir avec de l’encre » du papier qui sera revendu au poids, à la référence aux Saisons, ce « sac à fantasmes » ; en passant par le goût « mystique » pour les accidents de la route, nous suivons l’enquête de l’écrivain qui finit par se prendre d’intérêt pour « dame détresse ». Mais l’arrivée du fils au guidon de sa moto fera prendre un virage terrible à l’enquête… et au destin de Maurice Pons. L.R.
La Maison des brasseurs (Denoël, 1978)
Franck, jeune peintre de rue, qui s’est lancé dans la représentation de la Maison des brasseurs de Bruxelles, finit par réduire le motif de sa toile au rectangle supérieur droit de la fenêtre supérieure droite de l’édifice, sans comprendre les motivations profondes de sa démarche. Alors qu’il exécute un travail de miniaturiste en essayant de rendre les détails des reflets de la vitre, c’est un paysage florentin médiéval qui jaillit de sa toile.
Franck, qui ne sait peindre que ce qu’il voit, découvre parmi la foule des personnages qui se bousculent sous ses pinceaux une envoûtante jeune femme qu’il a croisée la veille. Celle-ci savait qu’il viendrait la retrouver : elle est Louane, arrière-petite-nièce du peintre Gustav de Wing. Avec elle, Franck entre dans l’imaginaire et sera entraîné de par les villes d’un monde baroque, cruel, truculent et merveilleux, de joies en peines, sur les traces des tableaux invisibles du maître flamand, pour devenir peut-être un grand peintre. C.C.
Douce-amère (Denoël, 1985 ; Dilettante, 1997 et 2006)
Onze nouvelles à lire « une par jour, pendant onze jours » nous dit l’auteur dans la préface. Des nouvelles toxiques et amères de rendez-vous où rôdent disparition et mort. Des morts inexpliquées qu’on préfèrera ne pas expliquer, des problèmes de reconnaissance : à qui est cette voix qui m’appelle à l’aide au téléphone ? Est-ce mon père disparu que je crois voir le jour de mon anniversaire ? Pourquoi cette petite chinoise me reconnaît-elle comme son père, et que faire quand on m’accuse de son enlèvement ? À qui est cette voix derrière la porte de cet appartement londonien, comment peut-elle être celle de mon chanteur favori qui donne un concert à Paris au même moment ? Quand l’ultime bonheur est au bout du chemin, c’est que la mort n’est pas la fin. L.R.
Souvenirs littéraires et quelques autres (Quai Voltaire, 1993 ; Le Rocher, 2000)
Ces courts récits sont l’occasion de traverser les lieux et les rencontres nourrissant l’œuvre et la vie de Maurice Pons. On apprend que sa vocation naquit dans un wagon luxueux où Jules Romain lui procura sa première émotion littéraire en dédicaçant un livre à son père ; que toute la famille Pons se retrouva réunie dans la maison de Sceaux pour élaborer l’édition en Pléiade de l’œuvre de Jonathan Swift ; qu’il passa son enfance à Strasbourg qui deviendra la Principauté de Wasquelham dans Rosa. Il est aussi question du Moulin d’Andé où Maurice Pons réside, où Georges Perec écrivit La Disparition (dont une page est de Pons) et où Truffaut, dont le premier film Les Mistons est l’adaptation d’une nouvelle des Virginales, viendra tourner les Quatre cents coups. On croise également l’éditeur Jacques Julliard qui lui demanda d’étoffer Métrobate. Mais l’œuvre porte aussi l’empreinte de la guerre d’Algérie : romans engagés, classés « anti-France », Embuscade à Palestro, Les Passagers de la nuit ; Manifeste des 121 signé malgré la censure vengeresse de Debré ; nouvelle La Vallée écrite pour un numéro spécial des Lettres Nouvelles de Maurice Nadeau et qui sera à l’origine des Saisons. Enfin, sans forfanterie, Maurice Pons définit sa méthode consistant à savoir « se retenir d’écrire », par « l’obstination forcenée dans le désoeuvrement », « la contrainte dans la rêverie », la « rigueur quotidienne », car, avant d’écrire un nouveau livre, il faut savoir attendre « d’avoir beaucoup changé ». L.R.
Délicieuses Frayeurs (Le Dilettante, 2006)
Le fantastique à la sauce Jean Lorrain et le conte réaliste forment la base de ces récits dont certains sont assez anciens (« La Fenêtre » déjà présentée dans les Souvenirs). La narration suit son cours, sans réelles surprises et Pons propose d’autres explorations de l’étrange après le recueil Douce Amère. Pas grand chose à retenir de ces neuf nouvelles. Peut-être « La Vallée », première version des Saisons auquel manque l’aspect sordide qui fera la force du roman. Sans aucun doute l’éponyme « Délicieuses frayeurs » qui met de nouveau en scène un duel train – voiture ou l’énigmatique « Œil du chat ». Pendant ce temps, des romans épuisés de Pons attendent leurs nouveaux lecteurs. S.N.
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ce dossier (24 pages) en commandant
le numéro 28 de La Femelle du Requin !
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