Jean
Rolin
Présentation
Né le 14 juin 1949 à Boulogne-Billancourt, Jean Rolin partage son enfance de fils de médecin militaire entre la Bretagne de sa grand-mère croyante et le Congo où les filles et la mer comblent jusqu’au besoin de lire. De retour en France en 1963, pour des études à Louis le Grand, les livres sont des refuges à un univers masculin étriqué et un enseignement ennuyeux. La guerre du Vietnam vient donner un sens à sa vie en le plongeant dans une littérature marxiste quelque peu dogmatique. Il fait le bras de fer à l’U.J.C.F. puis entre à l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes qui après 1968 deviendra la Gauche Prolétarienne dont Olivier Rolin, son frère, dirigea la branche armée.
Car chez les Rolin, les frères croisent le fer de leur destin : l’oncle de Terminal frigo sera tué en Indochine, et c’est Olivier qui raconte cela dans Tigre en papier (1) où l’oncle devient le père du narrateur. Tigre en papier qu’il est intéressant de mettre en écho avec L’Organisation : Jean Rolin y raconte ses années soixante-dix vécues dans la clandestinité. Ces années dédiées à la Cause ne le couperont cependant jamais de la musique, du cinéma et de la littérature bien que considérées comme des « merdes bourgeoises ».
Dans Terminal Frigo, l’on retrouve Saint-Nazaire où se déroulait L’Organisation, et où il milita pour la Gauche Prolétarienne en s’établissant dans les chantiers. De révolutions avortées en émeutes irlandaises, il plonge vers des émotions toujours plus intenses où il met sa vie en jeu : les drogues dures pendant de longues années et les voyages pour ses piges de journaliste pour Géo, Libération, Le Monde, Le Figaro dont L’Homme qui a vu l’ours recueille les articles.
Jean Rolin est fasciné par les ports, les docks, les oiseaux, les ours et les barmaids, les cargos et les paquebots, tout ce qui évoque le voyage au long cours, de haut vol, les chemins de traverses, l’or des scaphandriers. Il voue une admiration pour les « éclairages au sodium », les rails vus de haut, les grues, les tankers, les Portes par où la banlieue envahit Paris.
Si Jean Rolin est à l’aise dans un port et peut ainsi vous parler des cargos, vous dire où on fabrique les portiques qui permettent de manutentionner les containers, il éprouve quelques angoisses face à la technique, que ce soit un appareil photo ou le volant d’une voiture qui ne serait pas une 4L.
Nourri à la fois de christianisme et de marxisme, lorsqu’on le croise lors de ses déambulations, Jean Rolin est souvent confondu avec un flic, un espion, un curé. Il est rarement pris pour ce qu’il est, journaliste et écrivain, mais sont-ce encore des métiers qui nourrissent l’imaginaire collectif ?
En sortent des romans, récits de voyages, articles, sur les oiseaux, les bateaux, les gens qu’il trouve où ils sont : sous le périphérique, le long des canaux, dans les docks, les ports, les zones, les friches, les bordels, sur les cargos, sous un bombardement, derrière une kalachnikov.
Il reçoit le Prix Albert-Londres en 1988 pour La Ligne de front qui raconte son périple en Afrique australe où il se frotte à cette « ligne » de pays unis contre l’Apartheid, et dont l’engagement laisse parfois le narrateur perplexe. Avec ce récit, il trouve le ton qui sera le sien, fait d’autodérision et de goguenardise. Le narrateur est mis en scène en personnage en quête de hauteur, en voyageur qui colle aux événements sans y adhérer. Servi par un style « cul-béni » à la préciosité maîtrisée et nourrie d’ironie, le narrateur mène des enquêtes dont l’Histoire se moque, où se mêlent les rêveries du promeneur solitaire aux rencontres de pauvres hères. Il reçoit le Prix Médicis en 1996 pour L’Organisation. Auparavant, il a fait paraître son troisième roman, Cyrille et Méthode, en 1994, en même temps que le douloureux récit autobiographique Joséphine. Depuis l’échec du projet de roman intitulé Dingos et portant sur les chiens en Australie, Jean Rolin semble avoir tourné la page romanesque. Notons cependant qu'il semble y revenir dans son livre en cours consacré aux chiens errants croisés du Mexique à la Thaïlande, en passant, peut-être par les friches industrielles russes.
Bibliographie
Chemins d’eau
(éditions Maritimes, 1980 ; Payot, 1996)
Stevenson et son Voyage sur les canaux et les rivières en poche ; en bateau, à pieds, à vélo ; crotté, mouillé, hirsute ; finissant par ressembler « beaucoup moins à un plaisancier qu’à quelque routier nautique », Jean Rolin suit les canaux de France parfois réduits à des cloaques où flottent les poissons, les cadavres de chats, de lapins, voire de chiens ; où barbotent les rats musqués, où les canards fornicateurs « aux sodomisations infâmes » se donnent en spectacle.
Son parcours est jonché d’embûches (une tempête lors de la traversée de l’étang de Thau ; les ronces et les chiens « qui sont en ce siècle la plaie de nos campagnes » lui barrent la route ; le passage des écluses est toujours source d’angoisse) et parsemé de « récriminations » : lorsqu’on refuse de l’embarquer, de le nourrir, de lui louer une chambre, lorsque la carte l’égare…
Apparaît alors une France souvent empreinte de cette « pullulation de racismes infimes, clochemerlesques » qui vaudrait au narrateur de se faire casser la gueule à Sarrebourg s’il n’était pas « assimilé gonzesse ». Heureusement, d’agréables surprises cueillent le voyageur : les « trésors bucoliques entre Mulhouse et Montbéliard, les « constructions hétéroclites et aléatoires » de Nevers qui font le charme de cette ville, la beauté de Sète malgré ses flamants roses en clochards des gadoues et des déchets, et la gentillesse des Belges et des gens du Nord, à l’exception des mômes des Britanniques, « vrais gorets ». L. R.
Journal de Gand aux Aléoutiennes
(Jean-Claude Lattès, 1982 ; Payot, 1995)
Dans ce faux journal débridé, s’inspirant d’une traversée réellement faite en 1980, il est conseillé d’avoir le pied surréaliste si l’on ne veut pas risquer un mal de mer littéraire. Le narrateur s’embarque sur le Meistersinger, au départ de Gand pour la Norvège, l’Afrique, le Brésil où il s’échoue sur l’Amazone avant de repartir pour l’Alaska et les Aléoutiennes. Il nous raconte les scènes et péripéties aberrantes qui jalonnent le voyage : le combat qui oppose l’équipage à celui d’un remorqueur qui finit par s’écraser sur le quai ; le jeu consistant à se jeter du ciment frais à la figure pendant la traversée ; la fin prévisible de deux équipes de hockey sur une glace trop fine. Il est également prétexte à des portraits tout aussi fantastiques : le commandant qui fume de l’opium, qui ne répond pas à l’appel d’un pétrolier en train de couler, et boude parce qu’on lui a volé la poire de son goûter ; les drôles d’animaux comme le pil-pil tout élastique et ne servant qu’à prévenir des « coups de roulis » ou l’hippopotame de jardin qui préfère les femmes ; le nègre de Cétoinie amateur de ruines antiques qui se fouille les dents pour en extraire de gros vers, et qui devient « gandhou » s’il n’en n’a pas, voire « gandhou gandhou » si en plus il est sourd. Enfin, rien ne nous sera épargné, pas même l’idylle avec une femme de « très petite taille » qui diminue jusqu’à disparaître. Le narrateur « assez indifférent d’être là ou ailleurs » devient indésirable sur le cargo où tout le monde semble le fuir. On finit par le débarquer pour Shishaldin « son poisson en abondance et ses quelques légumes » que baigne la mer de Behring. L. R.
L’Or du scaphandrier
(Jean-Claude Lattès, 1983)
Le véritable personnage principal de ce livre est la mystérieuse Anne Portman. Pour la cerner, le capitaine Pithivier, papa Dioula et le scaphandrier parcourent le monde. Du Cathay Aquarium de Singapour à une maison de santé proche de l’Île Seguin, les trois compères profitent du voyage pour quitter l’estancot de Moanda et les puits de pétrole de Matadi. Ils contemplent un massacre de morses dans un estuaire nordique, le scaphandrier s’initie aux dessous mafieux d’un Anvers souterrain, drague sans succès à Ostende, se met au service d’un tatoueur de Rotterdam... Les autres s’interrogent sur l’animisme, découvrent et lisent les carnets d’une élève infirmière, consultent les notes d’une biographie sur un peintre naturaliste et supportent le froid d’une demeure dévastée. Et tout ça parce qu’une veuve bien toquée d’un sultan opiomane a mis au monde une fille, abandonnée par la suite à une société secrète asiatique. Espionnage, mirages de l’amour ou ruse machiavélique, le scaphandrier aurait récupéré et caché un trésor avant de disparaître...
Le jeu de pistes mis en place résulte-t-il d’une hallucination collective ? Émane-t-il du pouvoir quasi magique de la silencieuse Anne ? Le trésor existe-t-il ? Il ressort de ce roman, déroutant à force de digressions, qu’Anne Portman procure un plaisir mortel, pareil à ce gaz qui séduit les éléphants et les attire avant de les tuer... S. N.
La Ligne de front
(Quai Voltaire, 1988 ; Payot, 1992)
En 1987, Jean Rolin fait un voyage en Afrique australe, au cours duquel il traverse les pays de la ligne de front s’opposant au régime d’apartheid en vigueur en Afrique du Sud. On trouve dans ce récit les considérations de l’auteur sur la complexité de l’imbroglio politique, économique et militaire dans cette partie du monde, qui dissuade de toute thèse manichéenne.
Mais au-delà de cet état des lieux tout relatif, ce qui rallie le lecteur et lui fait prendre la route avec Jean Rolin, c’est aussi l’ironie et l’autodérision avec lesquelles celui-ci conte ses tribulations d’un promeneur pas toujours solitaire : son passage angoissant de la frontière du Malawi avec l’argent non déclaré caché dans un repli de son anatomie, l’irruption d’une « Carabosse envuitonnée » sur le théâtre délectable des chutes Victoria, les apparitions féminines qui le soulagent d’abord de la promiscuité des « petites saloperies » sur pattes, des désagréments climatiques ou de sa « haine aveugle » et passagère envers certains de ses semblables, mais qui débouchent inévitablement sur une désillusion avec, au mieux, la seule consolation d’une chienne crottée et chassieuse à caresser.
Ce sont encore les fulgurances descriptives et sensitives au moment d’évoquer les bruits et le souffle sauvage de la faune dans la nuit africaine, le chaos d’une ville, une scène de bord de route, les verts affolants d’une plantation de thé, ou l’oryctérope, ce cochon noctambule, dans son terrier. Cependant, ce qui achève peut-être d’emporter le lecteur, ce sont ces multiples rencontres, ces portraits d’où émerge, souvent en quelques touches, la vérité d’une vie : Robert, le révolutionnaire expatrié à Zanzibar, égaré au bout de son existence, Ned et Joan, fermiers piégés au Zimbabwe, derrière leur enceinte grillagée, la prostituée indienne, « semi divine », que l’auteur rêve d’arracher aux « miasmes » d’une boîte de Durban, et bien d’autres, « bonnes têtes » derrière des fusils ou tortionnaires en costume vous invitant à boire du vin blanc. C. C.
La Frontière belge
(J.-C. Lattès, 1989 ; L’Escampette, 2001)
Ça se passe dans le Nord avec, de l’autre côté, la Belgique. Il y a le Père, ancien indéniablement, qui rote ses « souvenirs décousus d’endroits lointains et compliqués », qui s’épuise chaque jour à échapper au travail et trafique en tous genres avec la mafia frontalière locale, menée par le quincaillier et le patron de l’Hôtel du Seau. Et le reste de la famille, réunie sous un même toit par la parenté du hasard et de la marge : Guitoune qui aime capturer de petits animaux au pelage très doux et se les fourrer entre les jambes jusqu’à les étouffer ; Rainette, la préférée du narrateur qui, lui, n’a d’autre ambition que passer un jour la frontière belge ; Lilas, la maîtresse du quincaillier. Justement, Lilas, elle vient de se faire « boulotter par des renards dans le bois de Carrouges ». Il faut dire qu’il règne un sacré foutoir dans la maison du Père, depuis la disparition de ses économies et la révélation de l’enlèvement de sa femme par des fermiers belges qui se la partageraient.
Le narrateur ne sait plus très bien. Il entraîne le lecteur dans les méandres brumeux d’une infernale gueule de bois : il s’est acheté un pistolet, c’est certain, il aurait été envoyé en mission par le Père auprès de Lilas qui a disparu avant ou après être réapparue avec quelques liasses de billets. Ce qui est sûr, c’est que ça sent l’embrasement, la débâcle et l’exode sur la frontière, et que « sous peu, ça va chauffer pour le patron de l’Hôtel du Seau ». C. C.
Cyrille et Méthode
(Gallimard, 1994)
Lorsque le père meurt lors d’une plongée sous-marine au large de la principauté de Marsagne, le narrateur se retrouve mêlé malgré lui aux affaires de la ploutocratie. Tous les personnages qu’il croise prennent part à la confrontation entre la Principauté et son voisin, la dictature de Kabardie. Le commissaire Boïgas mène des interrogatoires au bénéfice des services secrets, le capitaine Dragan est tour à tour le professeur Jaunisset et le journaliste Exkrèma. La princesse Domitile chante (mal), nourrit (mal) des poissons du Musée océanographique et gère (très mal) la taulerpe, une plante tueuse qui saccage les fonds de la mer Pyréenne. Cependant, le narrateur ne fréquente pas que l’intelligentsia : l’agent secret Théa, le serveur Vlassitch, le paysan Petar et sa belle servante Pobieda vont à leur tour lui tenir compagnie. Ivre le plus souvent, dépassé par des événements confus, réduit à choisir son repas entre du cétacé pourri, du goéland, du lapin ou des tortues, le narrateur nous fait voyager dans un roman d’espionnage sans fond où le Tintin du Sceptre d’Ottokar croise la princesse Stéphanie de Monaco et les troubles militaires de l’ex-Yougoslavie. Divertissant, faute de mieux. S. N.
Joséphine
(Gallimard, 1994)
En moins de cent pages et vingt-neuf très brefs chapitres, Jean Rolin évoque l’amour qui le lia à Joséphine d’octobre 1990 à sa mort, dans la nuit du 25 au 26 mars 1993. Si lors de leur première rencontre elle le perçut comme « un gros con, dragueur et sûr de lui », elle écrira bientôt « (…) l’amour, c’est la possibilité de se dissimuler dans un être, d’oublier qu’on existe (…). Je deviendrai normale pour garder son corps. (…) J’en prendrai soin ». Il éprouva pour elle, « qui dansait (…) comme un petit enfant », tantôt un amour impossible faisant écrire à Joséphine : « allez savoir ce qu’il attend pour venir m’embrasser, pourquoi se fait-il que l’orgueil qui fait souffrir l’emporte sur l’humilité qui pourrait rasséréner ? » ; tantôt un amour fusionnel dont le bonheur a l’évidence des brochures des tours opérateurs ou des séries télévisées à l’eau de rose.
Du phare des Baleines à Maussane, Jean Rolin tente de soustraire à la mort cet amour-là et les souvenirs qui y sont attachés pour qu’en les lisant le lecteur « soit transi d’amour pour Joséphine », la si fragile, morte d’overdose. W. P.
Zones
(Gallimard, 1995)
Parcours un peu ivre aux frontières de Paris. Jean Rolin voyage à travers la zone : Nanterre, Garges-lès-Gonesse, Saint-Denis, Gennevilliers… et rêvasse, observe à la dérobée, attend, voit venir. Parfois, quand le paysage le déprime trop, il retourne chercher refuge dans la capitale, et s’en va boire quelques poires, traîner vers la gare Saint-Lazare ou écouter les brèves de comptoir du Pigalle en compagnie de son barman courtois et triste.
C’est que « la banlieue reste toujours secrète pour ceux qui n’y habitent pas », que le doute ne cesse d’accompagner l’écrivain quant à son projet. Que traque-t-il là-bas ? Qu’est-ce qui s’y joue ? La réponse est dans ces images nocturnes d’avenues baignées de lumière jaune, ces enchevêtrements de béton et de rouille, ces bandes de « jeunes » se grattant les couilles et « occupant le terrain », ces visions fugitives de visages et de regards dans les bus, ces scènes cocasses, sinistres ou tendres de bar-PMU, dans les réflexions de l’écrivain sur la prolifération cancéreuse des signes ou l’obscénité de la publicité, les peurs à prendre en considération et ses clins d’œil désabusés au vieux rêve rouge. C. C.
L’Organisation
(Gallimard, 1996)
Souvenirs des années de militant dans un groupe d’extrême gauche prônant la violence, à la charnière des années 1960 et 1970, racontés sur le ton des Pieds Nickelés chez les maos. Le narrateur (Jean Rolin) et ses camarades les plus proches, surveillés à la fois par les instances supérieures de l’organisation à laquelle ils appartiennent et par les policiers qui surestiment leurs chances de succès, forment un « nid d’intellectuels » et se livrent à des actes héroïques de badigeonnages « d’injonctions trilingues à la séquestration de patrons », à des rédactions de tracts au « style relativement châtié ». Incessantes fuites de cache en cache pour échapper aux forces de l’ordre, amertume, perplexité face à certains représentants des « prolétaires lancés à l’assaut du ciel », amours éternellement contrariées et condamnées, suspicions et animosités au sein du groupe, arrestations et exclusion de l’organisation. Tel est l’itinéraire du narrateur qui, l’habitude étant prise, ne peut plus se passer d’un groupe ni de l’illégalité et s’en va dériver vers d’autres combats politiques et vitaux : une tentative de suicide, de « bien agréables émeutes » en Irlande du Nord, l’Afrique, la recherche du « produit » et la désintoxication. C’est par où qu’on sort ? C. C.
C’était juste cinq heures du soir
(Le Point du jour, 1998)
Suite de neuf photographies de J.-C. Bourcart accompagnées d’un court texte où images et écriture se répondent et composent le récit d’un désastre.
Pendant que l’on détruit à l’extérieur, le narrateur a dévasté son intérieur. Tel un assassin, calme et de bonne humeur, qui a effacé toute trace, il fume et pense au torero Ignacio Sánchez Mejías (dont la mort est chantée par Federico García Lorca dans son poème A las cinco de la tarde) puis à l’anarchiste Durruti. Quand tout s’écroule autour, difficile de trouver ne serait-ce qu’un trou par où s’échapper. C. C.
Traverses
(Nil éditions, 1999)
Parti de Tarbes pour le Nord de la banlieue de Valenciennes et de la frontière belge, Jean Rolin cherche vainement « le sens toujours dérobé, absolument insaisissable, de [sa] démarche littéraire ambulatoire » alors qu’il « court après le fantôme de la sidérurgie », les « ruines d’Usinor », les « soubresauts de Longwy », le « désert d’Hagondange ». Quand il ne porte pas un regard ironique sur le désastre qui l’entoure, Jean Rolin sombre parfois dans le mutisme au point de se sentir devenir un « paquet ». Il se laisse alors porter par une déambulation jalonnée de coïncidences comme ces affiches annonçant la « présence occulte et cependant tutélaire des chœurs de l’armée rouge lancés à [sa] poursuite sur les routes de Lorraine ».
Car il s’agit d’avancer « de traverse », en curieux de ces zones où il n’y a rien à voir à part les serveuses qui sont au moins aussi belles que les gares vues de haut, aucune expérience à tirer, aucun fait divers à raconter : mystérieusement même « l’actualité, tout en me suivant à la trace, m’évitait, les événements susceptibles d’être rapportés dans la presse (…) ne survenant dans les lieux mêmes que j’avais fréquentés, que quelques jours ou quelques semaines après mon passage ».
Lors du voyage rebours vers le sud, Jean Rolin doit attendre Clermont-Ferrand pour trouver le but de son parcours : « C’est au cours de cette étape que ma démarche m’est apparue tardivement (…) comme l’exact opposé de ces voyages réputés formateurs que l’on entreprend quand on est en âge de progresser : en somme un voyage à rebours, un voyage de dé-formation » qui, en passant par Montpellier et Marseille, le ramènera à la terrasse de ce café de Split où il éprouva « toutes les émotions humaines » et à Sarajevo où la rencontre d’une Lili signera la fin du récit. L. R.
Campagnes
(Gallimard, 2000)
De 1992 à 1997, Jean Rolin se rend plusieurs fois en Yougoslavie. Il offre dans Campagnes une série de notes qui dépassent le compte-rendu des évolutions du conflit. Au-delà du reportage de guerre, le romancier visite les hommes et les lieux, fixant ainsi les mentalités et les paysages d’un pays en crise identitaire. Miliciens ivres, guide-interprête hypocrite, allumés de Dieu, footballeurs vêtus de rose fluo, vasques d’eau invitant à la baignade, villes transformées en terrains vagues, centre d’art encore actif, restaurant interlope : la Yougoslavie se délite... Les animaux offrent aussi au regard de l’écrivain leurs activités comme autant de métaphores de la condition humaine : les corneilles font inlassablement des plats, un ourson est asservi à son seigneur de guerre, les chiens errent sans but, les taupes meurent discrètement. Le livre se centre ensuite sur un groupe d’intellectuels de Sarajevo et assiste à leur dispersion avant de proposer au lecteur une fuite vers la Nouvelle-Zélande, directement inspirée de celle des faux époux Turenge (le Rainbow Warrior). L’épilogue interroge alors l’incapacité humaine à saisir l’identité profonde des hommes. S. N.
Dingos suivi de Cherbourg-est / Cherbourg-ouest
(Éditions du Patrimoine, 2002)
Quelques pages pour dynamiter la linéarité des récits : le seul lien entre les lieux et les personnages est matérialisé par un Colt datant de 1942, laquelle arme se perd dans les mains de Rolin ou de Drake... Malgré cette disparition, le lecteur voyage : Australie où une certaine Edina semble en fâcheuse posture, diverses escales maritimes, le temps de regretter les anciennes bagarres de marins, foires aux livres et voyages ferroviaires d’écrivains... Arrivé à Sofia, le lecteur surveille un Rolin ivre qui s’extasie sur une hôtesse de bar et recroise la route de Drake, personnalité intrigante et sujet idéal d’une fiction inexistante. Dingos est complété par Cherbourg-est / Cherbourg-ouest, minutieuse topographie de la ville qui débouche sur un fantasme de conflit armé, à la mode yougoslave. Les lieux précédemment décrits deviennent alors des positions convoitées par les deux camps. Déconcertant. S. N.
La Clôture
(P. O. L., 2002)
Partant du boulevard du maréchal Ney, ce livre dérive sur les vies croisées dans la rue éponyme, au bout du Nord-Est de Paris. Le projet, « assez vaste et confus d’écrire sur le maréchal Ney du point de vue du boulevard qui porte son nom », se transforme alors en un parcours de destins qui luttent le dos au mur, le dos à la clôture où la ville et la vie les a acculés. Prostituées, ferrailleurs, SDF, ancien officier des forces armées zaïroises (ce Lito, qu’on retrouvera sous le nom de Foudron dans L’Explosion de la durite) et surtout Gérard Cerbère qui vit dans sa caravane sous un pilier du périphérique finissent par se superposer au maréchal. Par delà les siècles et les territoires, le portrait de Ney, « un homme faible, un enfant » qui perdra tout avec Waterloo, trouve des correspondances avec Gérard Cerbère, ses projets avortés en Berezina, et la gouaille de ses camarades employés de la ville dont le discours prend la forme « d’une prosopopée de la classe ouvrière ». L. R.
Chrétiens
(P. O. L., 2003)
Aux mois de décembre 2002 et janvier 2003, l’auteur séjourne en Cisjordanie et à Gaza pour s’« enquérir du sort des chrétiens ». Installé à Bethléem pour y vivre les célébrations de Noël, l’enquêteur s’aperçoit d’abord qu’elles n’auront pas lieu et ensuite qu’il dérange ceux même qu’il veut défendre. Ses interlocuteurs, pour éviter que la pression de la majorité musulmane contre leur mode de vie, leur culture et leur religion ne s’accentue, ne cessent d’affirmer que l’harmonie est totale entre musulmans et chrétiens palestiniens. S’ensuit le portrait d’une société kafkaïenne où les automobiles qui passent au pied de Bethléem en sont séparées par un mur et appartiennent à un autre monde ; où les chrétiens souhaitent que le couvre-feu israélien ne soit pas assoupli pour Noël, afin de ne pas provoquer la colère des musulmans, où l’unique café d’un village de Cisjordanie s’appelle le Las Vagas, où la majeure partie de la population de ce village (et des chrétiens palestiniens) a émigré vers l’Amérique honnie, où le voyage se termine sur une plage de Gaza, face à la tempête improbable d’une mer inaccessible.
Entre enfermement israélien et hostilité musulmane, l’auteur assiste à l’effacement d’une culture en même temps qu’au déni de cet effacement par ceux qui en sont victimes, au point que, pourtant confronté à la réalité des discriminations qu’il supposait, il finit par douter de la pertinence de son voyage. S. O.
Terminal Frigo
(P.O.L., 2005)
Déambulations successives le long des côtes françaises. Dans ces lieux, les hommes se font par des grèves longues aux issues douloureuses, comme au port de Dunkerque. Dans ces parages, les hommes sont défaits par des lois anti-immigrations qui les laissent à la merci du premier venu, faux clandestin et peut-être vrai indic comme dans l’épisode de Calais. Terminal Frigo présente un ensemble de courts textes en désordre chronologique, passant d’un sujet à l’autre comme on revit ses souvenirs de routard. Le narrateur annonce les drames futurs (l’accident du Queen Mary II, la mort de Bernard Gouvart le héros syndicaliste) et s’amuse des hasards d’une existence capable de réunir deux fils dont les pères s’étaient un jour croisés, au Mali… Le lecteur déambule plaisamment à sa suite : attention portée à l’Homme dans toute sa grandeur et sa misère, descriptions impressionnistes des zones portuaires (Port-de-Bouc, Le Havre) et des restes de nature encore préservée (les gabions, ces cabanes de chasse qui surveillent les marais du Havre). Ce livre n’échappe pas à la manière de Rolin, qui consiste à côtoyer des hommes, hier encore inconnus : travailleurs du bout du monde échoués à Saint-Nazaire, capitaine d’un remorqueur qui aurait abandonné le cuirassier Jean Bart sous les bombardements de juin 1940, maire communiste, prêtre attaché au Seamen’s Center passant de bateau en bateau... Ces rencontres, simplement esquissées pour éviter de trop en dire, forment un appel au voyage attentif. S. N.
L’Homme qui a vu l’ours
(P.O.L 2006)
Recueil d’articles écrits entre 1980 et 2005 dans divers journaux et magazines (Libération, Lui, Le Figaro, Le Monde…) qui permettent de saisir ce qui est à l’origine de certains romans de Jean Rolin. Il est par exemple question de l’émotion surréaliste à l’origine de L’Or du scaphandrier : « il est certain que tout ce qui est anachronique et déplacé produit de la nostalgie […]. La tombe d’un scaphandrier flamand dans un cimetière équatorial est émouvante ».
Sous l’humour apparaît une véritable curiosité doublée de tendresse pour l’être humain, à travers toutes ses entreprises, ses échecs, les horreurs qu’il est capable de faire subir à ses semblables. Un regard qu’il porte sur les chasseurs et les défenseurs des oiseaux, sur l’ours, animal légendaire qu’il s’agit de protéger « Faute de quoi la douzaine d’ours qu’il nous reste ne sera plus qu’un souvenir, et à l’instar des pays qui n’ont plus de légendes, nous serons condamnés à mourir de froid ». Mais aussi, curiosité pour les « villes flottantes » que sont les paquebots, « l’avis des bêtes » à plumes et à poils, pour tous les gibiers, y compris humains comme les Thaïes livrées aux pays arabes.
Témoignage du mal sous toutes ses formes, comme dans « l’or des boutres », où l’on nous décrit l’enrichissement de trafiquants passant de la traite des esclaves volés en Afrique et revendu en Arabie, au trafic de l’or dont raffolent les Indiens.
Fleuves, océans, paquebots et pétroliers, hommes et bêtes : Rolin est l’homme qui a vu les légendes risibles ou funèbres dont les faits divers secouent notre quotidien. L. R.
L’Explosion de la durite
(P.O.L. 2007)
Jean Rolin s’associe avec le colonel Foudron rencontré dans le McDonald’s où il est vigile. Cette rencontre est déjà évoquée dans La Clôture où Foudron est appelé Lito. Par amitié, par désœuvrement, Rolin s’embarque sur un cargo pour le Congo, sur les traces du Conrad d’Au cœur des ténèbres. Il en profite pour relire À la recherche du temps perdu. Il convoie une voiture qui deviendra un taxi et dont on nous dit dès la première page qu’à peine débarquée elle explosera une durite en chemin. Portant un regard désabusé sur la politique et les guerres d’Afrique, tentant de débrouiller le fil des dictatures et autres coups d’État qui ont suivi la décolonisation des années soixante, affrontant vaillamment la corruption, mêlant hantise et plaisir d’être pris pour un espion, Rolin doit aussi discrètement que possible veiller sur la voiture et déjouer toutes les embûches. Mais, en filigrane, cette mission est aussi pour lui l’occasion de retrouver les lieux de sa jeunesse expatriée et dorée : la maison du Congo et l’Ambassade de France où son père fut nommé. Au parcours conradien se superposent donc les traces autobiographiques, plus discrètes, par pudeur peut-être, mais qui pourraient un jour faire l’objet d’un roman de fiction historique au sujet de sa « mort héroïque et de la révolution qui s’ensuivit » : en mai 1968, croyant que Jean vient d’être blessé par les C.R.S pendant une manifestation et qu’il risquait de mourir, son père fut sur le point d’aller abattre le Ministre de l’Intérieur… L. R.