L'Ironie de Tantale Comment avez-vous vécu le prix Goncourt ? Oh… Disons que je ne devais pas avoir le profil qui convient à un lauréat du Goncourt, et ça, j’aurais plutôt tendance à en être content… Il vaut mieux parler de ce dont on est content, n’est-ce pas ? On trouve dans Tigre en papier des thèmes que vous évoquiez déjà dans Port-Soudan : est-ce que Tigre en papier ne vous permet pas d’aborder ces thèmes d’une manière plus apaisée, et en même temps plus auto-biographique ? À l’époque de Port-Soudan, franchement, j’étais dans un état qui m’empêchait tout à fait de prendre la pose, mais quand je le relis maintenant, je me dis qu’il y a pourtant un côté poseur. Les Inrockuptibles de cette rentrée (qui ont été plutôt aimables avec moi…) m’ont fait rigoler en disant que « je ne me la jouais plus Chateaubriand ». Ça n’est pas faux, ils n’avaient pas tort, et pourtant je n’ai jamais « joué » Chateaubriand, c’est venu comme ça, à l’époque… Bien que je pense toujours les mêmes choses, je n’aime plus trop la critique de la société présente dans Port-Soudan : elle n’est pas sarcastique, elle est dépourvue d’humour, elle cherche un peu la formule, elle a un côté moraliste. Dans Tigre en papier, je pense toujours le plus grand mal de la plupart des poncifs, des conformismes, des modes qui font courir mes contemporains, mais il me semble que c’est dit d’une façon plus teigneuse, plus humoristique, et plus personnelle aussi. Le côté « Caton l’Ancien » de Port-Soudan, c’est un peu gonflant… Comme dans Port Soudan, on a le sentiment que, autant qu’une époque, Tigre en papier évoque une amitié, liée au manque, à la disparition… Treize, celui qui prend la photo et qui n’apparaît donc pas dessus, ne représente-t-il pas tous ceux qui ont participé anonymement à cette aventure collective et qui ont disparu, qui se sont dissous dans la mémoire ? Si, tout à fait. Le personnage de Treize n’est dérivé directement de personne, mais il est, dans mon esprit, lié à la mémoire de deux amis qui sont morts à la fin des années soixante-dix, au début des années quatre-vingts. J’avais envie, non pas de parler d’eux, mais que cette histoire soit placée sous leur invocation secrète. J’ai été tenté d’écrire au début du livre « en mémoire de… », puis je me suis dit que ce serait indélicat, que ça entraînerait sur de fausses pistes, parce qu’en fin de compte presque rien de ce qui arrive au personnage de Treize n’est arrivé à ces amis. Je craignais aussi qu’on pût croire que je me plaçais sous la protection de morts, que je me planquais en quelque sorte derrière eux. Mais il est vrai que c’est une sorte d’hommage. Ce livre, j’espère que ça se remarque, n’est pas particulièrement empreint de respect pour notre passé, mais je sais quand même qu’il m’arrive de me dire, quand on essaie de me nuire ou de m’outrager : « ils ne vont pas nous faire ça. » Et ce « nous » veut dire « ceux d’autrefois », mes camarades. Une part de moi ne tient pas à ce que nous soyons par trop foulés aux pieds ou calomniés. Une part de moi emmerde ceux qui, nés après la guerre, n’ont pas cru à la révolution : c’est comme ça. À propos de l’écriture et du souvenir : pouvez-vous préciser la notion de « trahison » dont vous écrivez dans Port-Soudan qu’elle est pire que la mort ? On m’a reproché cette phrase… Je vois bien ce qu’elle a d’injuste, pourtant la mort, non seulement ne saccage pas le passé, mais au contraire l’embaume. Les photos, les souvenirs sont exaltés, grandis par le fait qu’il ne subsistera plus que cela de la personne qui est morte. Paradoxalement, et assez sinistrement la mort vivifie le passé, insuffle de la vie dans le passé, tandis que la trahison insuffle de la mort dans le passé. Tous les signes sont inversés : ce qu’on a cru beau devient affreux. Si on garde près de soi la photo d’un mort, on déchire celle de celui qui a trahi. Comme la mort, la trahison a la propriété de supprimer l’avenir, mais en plus elle saccage le passé, ce qui la rend, il me semble, plus épouvantable que la mort. Mon frère, qui venait d’écrire Joséphine, (un portrait magnifique d’une amie morte), m’a fait des reproches à ce sujet. Il trouvait cela un peu raide. Il avait le droit. Il avait peut-être raison, je ne sais pas. Pourtant, ce que je disais me semble toujours un peu vrai ... Est-ce qu’en écrivant sur le souvenir il y a cette peur de trahir ? C’est cette peur de trahir qui m’a retenu, entre autres, d’écrire pendant vingt ans autour du passé que nous avions partagé. Autour du « nous », en fait. Ce qui « nous » a longtemps constitués, bien après la fin de l’histoire collective, c’était que le passé était comme une histoire secrète, ésotérique, qu’il ne convenait pas d’ébruiter. Cette peur m’a quitté parce que nous nous sommes tous éloignés les uns des autres, sans pour autant entrer dans des rapports « d’étrangeté »… L’espace commun existe toujours, mais il est tellement étiré, lacunaire… En outre, l’érosion de la mémoire fait que chacun est devenu semi-fictif, un être centauresque, mi-souvenirs, mi-fables. Fina-lement, je n’ai plus tellement l’impression d’avoir écrit sur des personnes réelles : ni les vivants, ni les morts du livre ne sont véritablement des personnes que j’ai croisées. La mémoire est une machine à fiction, une lanterne magique. C’est le temps lui-même qui nous amène à « trahir », à être des faux témoins, enfin à romancer. Pour dire tout ça autrement : c’est parce que je sais que je « trahis » la vérité – c’est-à-dire que je la travestis – que je n’ai plus la crainte de « trahir », au sens de livrer un secret. Et c’est parce que je travestis la vérité que je défends et illustre, comme on disait autrefois, l’histoire secrète qui nous a liés. J’espère me faire comprendre, je n’en suis pas sûr… (...) Retrouvez la suite
de cet entretien (12 pages) en commandant le
n°20 de La Femelle
du Requin !
Propos recueillis
à Paris en 2003 |