L'Apprenti


Chaque année, au mois de janvier, et ce depuis quelques trois mille ans, un long pèlerinage mène les Huichols sur les Hauts Plateaux de la Sierra Madre, dans la région de San Luis Potosi, pour y cueillir le cactus sacré, le peyotl. Cette cueillette exige une abstinence ascétique et un jeûne total de cinq jours, la seule nourriture autorisée étant le peyotl cueilli l’année précédente. Effectuée selon des rites précis, elle se termine par une fête sacrée, la fête du peyotl dieu. Le pèlerinage du peyotl demande donc un état de pureté absolue.

Ils sont partis un peu tard. Soupçon de regret qui flotte quelques temps dans sa tête. Pour une première fois, l’idéal est de partir à l’aube, vraiment, quand le fond d’air glacial du désert nocturne s’accroche encore à tout ce qu’il peut, luttant désespérément contre la chaleur montante du dieu soleil. C’est au milieu de ce combat des forces naturelles que l’on doit faire son entrée dans le désert. Souffrir un peu pour se préparer à l’initiation, ne pas Le prendre comme un jeu. Percevoir l’immensité de cet univers d’énergies dans lequel on s’immerge. Mais il se raisonne. Il sait qu’il fait fausse route avec ce remords. Les choses se font d’elles-mêmes. Il faut leur faire confiance… Lui faire confiance. Ce n’est pas à l’homme de gérer, de dominer les événements. Il fait de toute façon encore un peu froid. La moitié du corps non exposée au soleil qu’ils ont dans le dos en atteste. Elle est glacée et l’autre commence à chauffer sérieusement.

Peuple du Nayarit, les Huichols se rattachent au groupe uto-aztèque, mais leur origine reste incertaine. Leur religion est polythéiste. Mais les forces qu’incarnent leurs divinités sont les forces mêmes de l’existence : forces du feu, de l’eau, des nuages, du vent, des arbres, des astres, qui représentent, sous des formes diverses, une même force naturelle. Les mots de polythéisme et de monothéisme n’ont donc pas de sens pour les cultures amérindiennes, dont les religions sont fondées sur cette ambiguïté. La terre est le plus souvent considérée, non pas comme la création de Dieu, mais comme Dieu lui-même, et cette sacralisation donne à l’attachement charnel que ressent l’Homme vis-à-vis d’elle un sens cosmique. Le monde, pour les anciens mexicains, porte en lui, comme un secret vivant, la force créatrice des dieux. Et c’est pourquoi les indiens, à la différence des occidentaux qui en recherchent les lois, recherchent plutôt le dessein de l’Univers, et considèrent les rites et la magie comme supérieurs aux sciences et aux arts.

Ils marchent d’un bon pas, ponctuent le silence matinal de quelques remarques insignifiantes qui ont le mérite de les relier. Il suit le rythme de son corps, ne cherche pas à le régulariser, ni à le comprendre. Ni devant ni derrière, il observe quelques instants, quand l’une des deux parisiennes en fait la remarque, leurs ombres gigantesques qui les devancent. La sienne, plus allongée. Pour ça, il n’a pas vraiment le physique indien, c’est sûr… Les leurs, plus courtes. Et l’autre à quatre pattes, bondissante et aux accélérations sporadiques. Il chasse des lièvres et des correcamino, et c’est tout naturel… Léger malaise, il sent sourdre en lui un début de culpabilité. C’est très narcissique, ces ombres. Elles vous détournent de la Nature qui s’expose, là, vous tend les bras. Il fixe son regard sur cet horizon de cactus qui lui est si familier maintenant, bien que toujours mystérieux. Quelle prétention ce serait de ne plus Lui reconnaître ses secrets. L’homme est bien trop petit, trop imparfait et incomplet pour saisir, comprendre totalement. A ne jamais oublier pour avoir une chance d’entrer dans le Grand Secret. Il lutte donc contre la tentation de révéler sa conviction intime. C’est trop tôt. A elles de le deviner, son grand secret à lui. C’est même plutôt à Lui de décider s’il faut le leur révéler ou non.

Lors du pèlerinage Huichol, les hommes ne partent pas à la recherche du peyotl : c’est Lui qui les appelle. C’est pendant cette période que sont accumulées les grandes réserves de gibier, car le peyotl et le cerf sont intimement liés dans la divinité nourricière suprême. Le peyotl est d’ailleurs censé pousser sur les traces que le premier cerf, Jiculi, a laissées en s’enfuyant. C’est donc l’association cerf-maïs-peyotl qui donne tout son sens à ce pèlerinage. Et les danses rituelles, les cérémonies chamaniques, le recours aux hallucinogènes sont les moyens par lesquels n’importe quel homme, quel que soit son passé ou son origine sociale, peut changer sa nature et devenir l’incarnation de la divinité. Car la terre qui contient et offre ce peyotl est un lien aussi spirituel que réel, entre les êtres vivants, et ceux qui les ont créés de leur os ou de leurs cendres et de leur sang, les dieux. Et c’est cet antique accord que semble exprimer la nature tourmentée de ces lieux.

Après leur avoir montré le rite de cueillette du peyotl (-Jamais le premier : le remercier. Le deuxième, le saluer, creuser avec précaution tout autour, ôter délicatement son chapeau avec un couteau suisse ou n’importe quel objet tranchant, recouvrir la racine par petites poignées de terre, Lui retirer tout doucement les cheveux… El Pelo, enfin glisser un premier quartier entre les dents et la joue), il les observe quelques instants partir à Sa recherche, leurs têtes scrupuleusement penchées vers le sol, mais solidement amarrées à leurs bustes, comme circulant seuls au dessus de cette mer de cactus… Pourvu qu’elles sachent Le respecter. Il faut qu’il parvienne à les guider avec la plus grande précaution, la plus grande modestie dont il est capable. Les orienter sans brider leur communion avec Lui. Présent mais distant. En lui et en les autres dans le même temps. Il faut savoir doser ce lui est déjà permis et ce qui ne l’est pas encore. Il se sent encore si petit face à sa mission. Il Lui fait confiance pour l’aider à les initier. L’arrêt au bord du lac lui permettra de faire le point, de se mettre à l’écoute, d’elles et de lui. La placidité de Talia l’aidera aussi. Elle l’aide déjà. Il a parfois le sentiment que ce chien en sait et peut lui en apprendre dix fois plus qu’il n’en saura jamais. Une partie du Secret qui ne lui a pas été révélée, et lui restera inaccessible. Trop simplement humain.

Dans les plaines des Etats-Unis aussi, les indiens effectuent, une fois par an, une cérémonie du peyotl, toute une nuit, dans un tipi. Les participants s’installent en cercle autour d’un autel en forme de demi-lune, sur lequel est déposé un gros cactus, le «Père Peyotl», et où brûle un feu sacré. Les cendres sont ensuite disposées en forme d’«oiseau du tonnerre». Cette cérémonie est animée par un «éclaireur» qui mène les chants accompagnés des sons de crécelles et de tambours, les prières, les témoignages, les enseignements, et parfois les rites de guérison. À la nuit venue, les boutons séchés de peyotl, ou «boutons de mescal», sont humectés puis consommés. Le tipi est ensuite démonté à l’aube, après le petit déjeuner. Chez les Nahua, actuellement le groupe indigène le plus important du Mexique et vivant principalement sur le plateau central de la vallée de Mexico, c’est un majordome qui assure l’organisation et le financement des cérémonies religieuses, et les individus liés par ces rites sont appelés compadres.

La nuit de cérémonie se prépare. Le bois pour le feu, les peyotls dans des chapeaux, ceux pour soi et ceux à offrir, deux bougies. Il sort l’encens. Certains s’affairent. Ils savent un peu quoi et comment faire. Elles, elles attendent, proposent de temps à autre et timidement leur aide. Elles sont un peu déstabilisées, mais tellement respectueuses. Il les appelle pour contribuer au dépouillement sacré en attendant le coucher du soleil. Mais il sent une certaine résistance, n’insiste pas. L’une d’elles finit par le rejoindre. Les autres partent un à un, sans prévenir, emportant discrètement ce dont ils auront besoin, des affaires personnelles, intimes. Elles ne comprennent pas tout de suite, attendent encore, observent passivement, de plus en plus interloquées, le groupe se dévider progressivement. Il les invite à le suivre. Ils ne sont plus à nouveau que tous les trois. Talia ferme leur marche jusqu’à l’esplanade.

Principal hallucinogène des Indiens Chichimèques et Huichols, le peyotl est une petite plante de la famille des cactacées, qui croît lentement dans les déserts rocailleux des Hauts Plateaux du Nord du Mexique. Découvert en Europe à travers le récit des missionnaires espagnols qui lui attribuèrent des effets miraculeux puisqu’il permettait aux indiens de marcher des jours entiers sans alimentation, il fut cependant rapidement interdit à cause du rapport de certains chroniqueurs qui le définirent comme une plante diabolique dont la consommation était associée au cannibalisme. Son principe actif, la mescaline, est utilisé en Europe depuis la fin du siècle dernier, mais, à la différence des autres drogues, il ne semble pas provoquer d’accoutumance notable. Utilisé depuis la plus haute antiquité précolombienne afin de prédire l’avenir, de diagnostiquer et de soigner des maladies, et de satisfaire les bons et les mauvais esprits, il est, pour les Indiens, une plante sacrée, don des dieux du feu et du vent. Pour les Tarahumaras, qui l’utilisent pour ses propriétés hallucinogènes lors de séances de chamanisme, il fut donné par le Père Soleil quand il quitta la Terre pour le Ciel, afin de guérir les maux et blessures des hommes.

Le soleil baisse et rejoint bientôt la ligne de nuages obstruant l’horizon. La gamine joue avec des branches sèches, monte et descend la petite pente qu’ils surplombent, sous le regard amusé et attendri de tous, attentif et prêt à intervenir de ses parents. Dans le recueillement général, la guitare de Carlito, seule, accompagne ses petits cris d’émerveillement à la vue des pétales de fleurs qui s’envolent dans le vent doux et encore chaud de cette fin de journée. Le murmure de cette mélodie apaise leurs mondes intérieurs, et les rassemble. Carlito est le plus «ancien» du groupe. Deux mois qu’il est ici. Et ce n’est pas la première fois qu’il vient. Ses sombres silences sauvages semblent taire un passé tourmenté, et ses monosyllabes sporadiques paraissent dénoncer le sentiment d’une vanité capricieuse des mots. La guitare lui va bien, mais la caresse par trop mélancolique des notes l’oblige à s’interrompre de plus en plus souvent, tout étranglé qu’il est d’une émotion chagrine. Le père se met au didjeridou. Elles ont besoin de poser des questions. Qu’est-ce que ça va leur faire ? Qu’est-ce que ça peut apporter ? Quel genre de questions peut-on Lui poser ? Mais les réponses laconiques qu’elles récoltent leur font vite comprendre qu’il est besoin de tout sauf de parler pour commencer à comprendre. Gabi tient à deux mains sa bougie : «Moi, je dois apprendre à tuer mon orgueil.» La lueur brillante de son regard quand il lui répond ça montre qu’il en est encore loin. Mais il se repent d’une telle pensée dès qu’elle lui vient à l’esprit. Pas le droit de juger… Il avale son premier quartier de peyotl, après l’avoir délicatement détaché de sa corolle. Certains l’ont déjà commencé, et tiennent religieusement le reste dans leurs mains, mâchent en silence, recueillis, et contemplent. Ils attendent la fin du crépuscule.

Le père fait résonner de minuscules cymbales dans le monde silencieux et obscur qui les entoure, tout en suivant en cadence, à pas muets, le cercle de pierres qui les protège et les unit malgré eux. Carlito et Gabi souffrent, en pleine pénitence. Le regard noir du premier révèle une conscience pesante du mal qui le tourmente, depuis que son foulard sacré a brûlé. Mais cela faisait certainement partie de son cheminement vers l’amendement, cette perte douloureuse. Il doit l’admettre, ne pas se laisser abattre, en tirer un enseignement. Il est peut-être en train de Lui parler, de Lui demander pourquoi, et d’entrevoir des réponses qui lui font mal. Mais il est seul, son esprit s’écarte du groupe et semble lutter contre cette distanciation, contre cet oubli de l’altruisme, sa seule chance de pardon. Il redouble d’activité pour entretenir le feu. Gabi l’aide tout en veillant sur tous, proposant constamment à chacun, qui une crêpe, qui un fruit, une cigarette, un blouson. L’une d’elles s’est enfermée dans le sommeil. Peut-être ne dort elle pas vraiment. Il sent que la communion du groupe s’effile. C’est le moment de les faire prier.

N’agissant que deux ou trois heures après son absorption, l’effet du peyotl peut durer plus de douze heures et produire des retours des années après, dans des circonstances particulières. Les manifestations hallucinatoires varient beaucoup selon les individus, et, chez un même individu, d’une séance à l’autre, selon la personnalité du sujet, sa disposition d’esprit, et les conditions dans lesquelles la «drogue» est administrée. Certains vont voir brusquement se modifier leur activité émotionnelle, et seront pris soudainement d’un rire incoercible. D’autres vont subir une altération de leurs perceptions visuelles, auditives, et/ou gustatives. D’autres, encore, se renfermeront en eux-mêmes, afin de dialoguer avec Lui, et résoudre leurs problèmes existentiels. Ceux-là l’appelleront Mescalitos. D’autres, enfin, sombreront dans des songes dont il leur faudra se souvenir, car ils constituent un moment privilégié de rencontre entre l’homme et les dieux ou esprits, au cours desquels peut se révéler le mystère de leur relation.

Il ne l’a pas vu arriver, mais la violence du crépitement des flammes, le hurlement des feuilles et le grondement du tronc du palmier l’ont touché en plein cœur. Il se lève et recule, blessé, comme brûlé lui-même, par transposition. Il a le sentiment d’assister à une exécution, dont Carlito serait le commanditaire, et le feu contraint de jouer le rôle de bourreau. Déconcerté, il remet machinalement ses chaussettes puis ses chaussures, tout en cherchant comment lui faire comprendre son erreur. Carlito ne s’est pas rendu compte de la gravité de son acte, de la cruauté de son geste, ce n’est pas possible. Cet arbre était encore vivant, c’est évident, à la réaction qu’il a eue. Il vient d’assister à un crime. Mais Carlito ne l’entend pas de cette oreille. Il croit d’abord à une plaisanterie, et éclate d’un rire franc qui entraîne les autres initiés, soulagés de voir ainsi s’estomper une tension naissante. Mais le regard grave et blessé de Pierre leur impose tacitement le silence. Carlito lui rétorque, perplexe, que ce n’est qu’un arbre mort. C’est donc ça. Totalement inconscient. Il aimerait lui enseigner tout ce qu’il ne sait pas, l’aider, éveiller sa sensibilité à la Nature. Mais ce n’est manifestement pas encore son heure, ou bien c’est lui qui n’est pas destiné à lui servir de guide. Le problème, c’est que Carlito croit savoir. Il se fourvoie et fourvoie les autres. Leurs regards se défient un instant, et la honte s’insémine douloureusement en lui. Ce n’est certainement pas ce qu’Il veut, c’est sûr… Une plaisanterie trop lourde de symbole pour l’aider à conserver l’humilité nécessaire, vient le frapper de plein fouet : «Et sur cette Pierre…». Il sourit, décontenancé, et décide de s’éloigner du cercle, de s’éloigner dans le désert, pour se retrouver, pour Le retrouver. Il franchit la ligne de pierres et sent immédiatement qu’Il reprend possession de lui. Il marche entre les cactus, L’entrevoit sous les arbustes, de temps à autre, à la lumière de la lune. Il perçoit tout ensemble l’hostilité et la bienveillance du lieu, et le sentiment d’une harmonie, d’un équilibre parfait entre le diurne et le nocturne, entre la vie et la mort, entre le bonheur et le mal l’envahit et l’apaise. Tout ce qu’il a vécu depuis la première fois qu’il a posé le pied sur cette terre, lui revient alors en mémoire.

La télépathie avec Dominique à travers leurs rêves, dès sa première expérience, le magnétisme de la montagne, lors de la deuxième, et ses yeux de félin au retour, lui permettant de lire de minuscules caractères à cinq mètres de distance, le dédoublement de son corps lors de sa première tentative de pèlerinage seul, et la fuite de Mescalitos devant sa peur Lui révélant qu’il n’était pas encore prêt… Douloureux échec, avant la fuite de ses rêves eux-mêmes qui glissaient entre ses neurones comme pour lui faire prendre conscience qu’il devait reprendre la route pour continuer à apprendre avant de revenir. Et puis les signes qui se sont succédés : en plein Mexico, le rite de l’encens dans le cercle de pierres; à Teotihuacan, les retrouvailles avec la Hollandaise, sur la pyramide du soleil, elle qui avait justement choisi, comme animal spirituel, la cucaracha qui recherche l’obscurité; et puis cette pierre verte, donnée par un mystérieux artisan de San Cristobal, et qui lui a permis de ressentir la puissance des énergies de la jungle de Palenque, et de reconnaître un futur chaman en ce môme qui vendait des «Souvenirs de Palenque», et passait insignifiant au milieu des touristes et des autres gosses. Enfin, son premier vrai pèlerinage seul, dans le désert, avec juste deux litres d’eau pour cinq jours, l’approche de la mort entre le deuxième et le troisième, la sensation d’étouffement, le resserrement progressif de sa gorge, son acceptation d’une mort lente comme soumission à toute volonté même incompréhensible de Mescalitos, la danse, même, pour fêter Sa décision, pieds nus et sans ressentir le moins du monde des cactus les épines cruelles qui jonchaient la terre, et puis l’absorption de ce qu’il croyait être son dernier peyotl, avant l’apaisement final. Une véritable initiation par Mescalitos Lui-Même, et que bien peu de Blancs sont invités à vivre. Mais son apprentissage n’est pas terminé, et les brujo, peyotl des chamans, qui l’appellent régulièrement devraient l’y aider.

Chez les Huichols, la cueillette du peyotl est une activité très religieuse exigeant une abstinence totale, notamment sexuelle, et qui, après avoir poussé l’individu à se confesser, lui permet de devenir un esprit afin de pénétrer dans le pays sacré par le chemin des «nuages bruyants», refaisant ainsi le périple de l’âme des morts vers l’autre monde. Le rite du peyotl est l’expression même de la «race rouge», et la danse du peyotl est un moyen, pour les «Blancs» de ne plus être ceux «qu’ont abandonnés les esprits».

Il était responsable de ce groupe. Et il ne s’y est pas pris de la meilleure façon. Le choix d’un animal spirituel s’est fait avec trop de légèreté hier soir, alors qu’il n’avait pas encore quitté le village, et ils n’ont même pas choisi d’élément naturel leur correspondant. La «pensée positive pour les autres» ne s’est pas faite en cercle, mains dans les mains, et lui semble avoir été bâclée. Quant aux confessions nécessaires pour entrer dans le pays sacré, il n’y en a tout simplement pas eu. Mais les énergies du désert l’apaisent progressivement. Il a droit à l’erreur, il n’est qu’un apprenti. Il se souvient de la première virée nocturne qu’il avait ainsi faite seul. Les deux lunes qu’il avait vues alors. Mais cette vision n’avait rien de si significatif. Il le sait maintenant. Cette prise de conscience de son apprentissage, de son évolution le regonfle de courage, et de persévérance. Il va rejoindre le groupe et tenter d’assurer le bien-être de tous, à défaut de pouvoir mener une véritable cérémonie.

Quand la lumière émerge timidement, il est assis au bord du feu que Carlito attise encore du bout de son bâton. Par respect pour les croyances chamanistes de Pierre, il n’a pas mis au feu le deuxième palmier, qui constitue la dernière réserve de bois de la nuit. Le soleil arrive à temps.

Tout le monde s’apprête à lever le camp, sauf lui. Il sent qu’il est de son devoir de rester, pour Lui parler, enfin, seul à Seul, pour mieux comprendre ce qui vient de se passer. Il ne peut pas l’expliquer aux autres. Ils ne savent pas. Une des françaises veut rester avec lui, faisant la même erreur que celle qu’il avait faite la première fois. Elle n’aurait rien à faire là, et l’empêcherait de communiquer avec Lui. L’autre la convainc de repartir en fin d’après-midi. Il lui restera toute une nuit pour méditer.

L’orage s’est fait de plus en plus menaçant depuis le départ des filles. Et une ou deux heures après la tombée de la nuit, de grosses gouttes commencent à tomber. Ce n’est pas qu’il ait peur. Mais Il lui dit tacitement qu’il ne doit pas rester là. Il rassemble et remballe donc ses affaires, s’empare de son bâton de marche qui le guidera jusqu’au village, et se met en route.

Pour les Tarahumaras, le peyotl chante et parle quand il croît, et, une fois cueilli et mis dans un sac, il chante avec joie sur le chemin du retour, et Dieu parle par cette plante.

Le ciel se zèbre d’éclairs tous plus violents les uns que les autres, et de plus en plus proches. Ce n’est pas sa première épreuve de la Peur. Les éléments se veulent effrayants, et la tentation de les défier, bien que grande, est une erreur. Il sait que sa seule chance est de Lui faire confiance, et, le regard droit mais humble, la démarche assurée mais souple, il avance sur le chemin qui partage l’étendue désertique en deux, souriant, et comblé du double sentiment de revenir à la matrice et de vivre pleinement et jusqu’à la fin du cycle des temps, le monde à sa naissance.


«Oui, je crois en une force qui dort dans la terre du Mexique. C’est pour moi le seul lieu du monde où dorment les forces naturelles qui peuvent être utiles aux vivants. Je crois à la réalité magique de ces forces, comme on peut croire au pouvoir curatif et salutaire de certaines eaux thermales. Je crois que les rites indiens sont les manifestations directes de ces forces. Je ne veux les étudier ni en tant qu’archéologue, ni en tant qu’artiste, mais comme un sage au vrai sens du mot ; et j’essaierai de me laisser pénétrer en toute conscience de leurs vertus curatives, pour le bien de mon âme

Extrait de Lettre ouverte aux gouverneurs de l’Etat du Mexique d’Antonin Artaud, cité dans Le rêve mexicain de J. M. G. Le Clézio.


Cathy Rossignol