De Bosses et de creux, Quatre cent quatre-vingt-onze journaux du
monde entier, trente et une langues, quarante-huit heures (autant de
chapitres),
cinq cent quarante-huit pages
(édition de poche), deux cent quarante-quatre collaboratrices
et collaborateurs, seize muses, une dizaine d’écrivains…
(Dante, Joyce, Cendrars, Whitman, Hemingway, Jules Romain, Jules
Verne…) Pari Le narrateur, écrivain, fait le pari, lors d’une soirée
passée à jouer aux cartes et à boire du whisky,
de faire le tour du monde en quarante-huit heures, au mépris de
tout réalisme, et d’être le témoin omniscient d’une
journée : le 21 mars 1989, quand la nuit rivalise avec le jour. « Faire
un portrait du monde, plus exactement. Le tour du monde en un jour.
Excellente idée, me répondit-on, mais c’est impossible. (…) À supposer
que vous y parveniez, ce sera un fatras qui tombera des mains au bout
de dix pages » (p.31). Mais impossible n’est pas Rolin : « Il
est possible (c’est le narrateur qui parle), que je me sois endormi
(…) »,
mais il est tout aussi possible que le voyage ait eu lieu : « moi
qui vois tout, prends part à tout, grimpe dans le premier métro
de l’aube à la estación Nueve de Julio, sur l’avenue du
même nom de Buenos Aires, et en redescends pour déjeuner,
une minute après, à la stantsiya Aleksandra Nevskogo plochad,
tout au bout de la perspective Nevski (…). » (p.33.) Nul souci
de réalisme, donc. C’est ce qui enragera le Dr Fix, l’empêcheur
de voyager en rond, qui poursuivra le narrateur de ses réflexions
pleines de conformisme. Témoignage Dire un jour du monde, faire
le roman d’un jour du monde, soit balayer quarante-huit heures de faits
divers éparpillés dans quatre
cent quatre-vingt-onze journaux. Un constat : « j’écris,
moi, sous la dictée du monde que je crée » (p.147),
autant dire : je fais tourner le monde sur « l’axe oxydé de
mon œil roulant dans un ciel blanc. » (p.389.) Car, pour dire le
monde, on peut partir, dans ses coins, revenir avec souvenirs, et mettre à plat.
Ou, et c’est le projet du narrateur de L’Invention du monde, on peut
partir des journaux, somme objective des actes qui le font et le déforment,
ce monde, puis toujours revenir à soi, à l’ego pensant
et verbalisant, dressant le procès verbal des choses et des êtres
qui meurent, se dévorent, pour conclure : le monde est à inventer,
c’est-à-dire à trouver, et la littérature nourrie
de faits divers que l’imagination prolonge sera le journal du quotidien
du monde élevé à la poésie : « mon corps est partout où mon esprit le veut (…) je suis partout où la vie émerge, partout où elle fait sa première expérience du masque, de l’imposture, de l’équivoque qui seront sa loi. » (pp.494-495.) « Tout s’inverse, tout s’absorbe soi-même ! Et moi, cela est très certain, c’est à l’intérieur de moi-même que je me tiens debout sur le tillac… que je vocifère et m’arc-boute contre le vent, scrutant les blanches ténèbres… » (p.524.) « Mélange », « équivoque », « blanches
ténèbres » : L’Invention du monde, et toute
l’œuvre d’Olivier Rolin, fuit l’univoque, l’unité, pour trouver
l’enchevêtrement,
la fragmentation, l’éclat, la diversité, la totalité,
le flot du vivant que reflète le continuum verbal qui donne à L’Invention
du monde sa chair, ses nerfs : « (…) j’en venais à penser que les livres, tous et les miens en particulier, n’étaient pas, comme dans le rêve de ma vanité, un miroir du monde, mais une chose de plus, un tas de choses éphémères ajoutées au monde » (p.26). Séduction Où l’on verra que L’Invention du monde est un voyage d’imagination charnelle… Si le narrateur voyage, c’est sur le dos nerveux des faits divers qui mettent en scène les différents états (ou éclats) du corps : corps des femmes : ceux des Japonaises qui « semblent entièrement tendues de peau de sein » (p.453), corps que l’on suit et dont chacun est comme le blason, « le reflet anamorphosé d’un motif primordial » (p.225) ; mais aussi corps souffrants, forcés : meurtres, viols, suicides, accidents, accouchements… Le fait divers vient réveiller le lecteur qui commencerait à sombrer dans le fatras des choses du monde : « Tenez, je vais vous raconter une histoire… je suis obligé de donner des exemples, sans quoi je sens que vous avez du mal à me suivre. » (p.142.) « D’autres
fois, belle au miroir, c’est un simple détail,
une signature à peine visible, une mouche semblable sur deux visages
du monde, qui témoigne du lointain et commun foyer de toutes les
représentations » (p.230). Et suivent deux faits divers
mettant en scène deux noyés (sûrement assassinés)
repêchés au même moment l’un à Mar del Plata
en Argentine, l’autre dans la Sambre en France, et portant tous deux « des
mocassins bleu ciel de pointure 43 ! » (pp.230-231.) Polyphonie Si ce narrateur est mégalomane (il « fait de l’ombre, à ce pétomane » de soleil (p.523)) il est aussi ironique, comme revenu, parti et revenu, de tant de choses, non pour sombrer dans le cynisme, ou le sarcasme, mais pour traîner sa carcasse surmontée d’un galurin gris, dans les bars noirs, là où s’entendent encore les voix des disparus… Persécuté par le Dr Fix qui, en gardien d’une littérature officielle rassurante, « montre une impatience bien légitime », le narrateur se définit comme écrivant sous la dictée de ce monde « dont le centre est partout », c’est-à-dire écrivant « dans toutes les directions », et toutes les langues à la fois. Pour inventer ce monde, l’écriture ne doit pas se dérouler linéairement, captant et décrivant successivement, chronologiquement, mais doit être polyphonique, plurivoque : « c’est à mesure que j’écris que le monde, comme éclairé par la matérialisation (…) des mots, se révèle à moi. » (p.146.) Irradier donc, à la manière de Joyce, plutôt que dérouler, mettre à plat. Tout l’intérêt d’un pari réside dans le risque de
l’échec : ne pas aboutir au Livre mallarméen, mais à un « fatras »,
un magma de littérature grotesque ensevelissant le lecteur : Note : Olivier Rolin cite Le Plaisir du texte où Roland Barthes différencie le texte de « plaisir » du texte de « jouissance » en ce que le « Texte de jouissance (est) celui qui met état en de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs, de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage ». Laurent Roux Illustrations : Didier
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