Dévoration



Parcours de l'oeuvre de Maurice Pons

« Les morts, ça raccourcit tout de suite », déclare Mathilde, la fille de la bonne, au fils de famille à qui elle explique qu’il existe, en Afrique, une voie qui mène au royaume des morts : la Tripolitaine. Et d’ajouter : « Et Jésus, sur sa croix, pourquoi on l’aurait fixé avec des clous ? ». Forcément…
Ouvrir un livre de Maurice Pons, c’est entrer dans un monde où rêve et épouvante, réalité et fantastique se coudoient, s’affrontent, comme une voiture de sport et un train lancés à pleine vitesse. Forcément, ça finit par basculer dans un fossé où tôle froissée et chair broyée s’abouchent. Et, heureusement, parfois, cette rencontre du « mécanique plaqué sur du vivant », dirait Bergson, n’est pas horrible, elle est surtout férocement drôle.
Certains lecteurs tiennent rigueur à Maurice Pons d’avoir écrit Les Saisons, ce livre « au malaise émerveillé » : ils le trouvent dégoûtant. Ils montrent de l’empathie et oublient le rire, si présent chez un écrivain qui veut avant tout « s’amuser ». Alors, rire pour rire, osons citer Bergson : « Où la personne d’autrui cesse de nous émouvoir, là seulement peut commencer la comédie. Et elle commence avec ce qu’on pourrait appeler le raidissement contre la vie sociale. Est comique le personnage qui suit automatiquement son chemin sans se soucier de prendre contact avec les autres. » (Le Rire, Bergson).
Car il s’agit de raidissement, et non de disparition par les cieux ou les ventres. Prenons Sébastien, héros du Festin de Sébastien, naïf qui ne quitte pas l’enfance et le traumatisme d’un boulon enfoncé dans sa narine. Si, à la fin du récit, il finit repu, on reste sur notre faim, peut-être parce que ce personnage n’a jamais évolué, il mange et est mangé : fin du récit en apothéose où le rire s’essouffle. La disparition du personnage métamorphosé en sa propre voiture fait basculer le récit dans un merveilleux trop lisible, trop univoque, la phrase se déroule, le vocabulaire est limpide, nulle trouble, nul cahot. Dans Rosa non plus, malgré la très lyrique déposition rimbaldienne du soldat revenu du ventre de Rosa, le rire se meurt, trop de profondeurs, de touffeurs. Le retour au pays originel et réel assèche le rire : le merveilleux a encore dominé. Si les parcours de Sébastien et des soldats de Rosa échouent à nous faire rire, c’est bien parce que le merveilleux l’emporte.
Un autre naïf côtoie un monde clos et fantasmagorique : celui qui s’échappa de l’enfer des charniers, qui « noua sa gabardine et s’engagea allègrement sur le chemin de la découverte », ce Siméon qui, dans Les Saisons, endosse le statut du personnage inadapté, aveugle aux autres. Il n’est pas peu fier d’exiger d’être servi par les villageois rustres et d’obtenir d’eux un plat de lentilles, une bassine pour se laver les mains, une chambre pour dormir : « Siméon se refusa cependant de faire machine arrière : c’est par sa fermeté, le soir de son arrivée, qu’il avait obtenu un plat de lentilles et une échelle coulissante pour monter à l’étage. Il soutint crânement, et le temps qu’il fallut, les insultes et les sarcasmes des villageois. » (p. 44). « De plus, sa nature le portait à redouter tout contact avec les êtres humains » et à se plaindre de son sort : « j’ai connu d’abominables horreurs », répète-t-il à qui ne veut pas l’entendre. S’il reste sourd à la menace (la saison de gel bleu qu’on lui annonce), à la solitude, à la douleur, aux insultes, aux gestes glacés d’ostracisme, c’est parce que la naïveté l’habite, qui fait sourire le lecteur : « Ils font la veillée, se disait-il… la veillée au village… quel calme… quel paisible bonheur… ».
Il ira jusqu’à s’offrir en martyr à ce village « honnête » où « on ne garde pas sa pourriture » : les scènes chez le Croll, vétérinaire et chirurgien pour « bêtes et gens » qui habite « une sorte de galerie de mine voûtée » construite « sous la terre grasse » maintiennent le récit sous tension, dans des images où le fantastique et l’horreur basculent dans le rire :
« Il semblait perplexe et se grattait la tête à travers sa chevelure hirsute, parsemée de brindilles.
- Mieux vaut en enlever de trop que de pas assez ! dit-il à la fin. Pour ce qu’on a à en foutre des ongles, des orteils et compagnie ! Mais pour le coup, je passe la main à un spécialiste. » (p. 129). Et c’est l’âne qui se chargera du travail…
Car Les Saisons sont le récit d’une dévoration d’un individu par la société. Siméon, candide au pays des villageois sordides qui « n’ont pas besoin des étrangers », des lentilles et du gel bleu, se fera dévorer, bout par bout, dans des scènes atroces et cruelles (c’est de la viande crue qu’on débite) et, surtout grotesques. Lui qui veut faire un livre plein des cris de sa sœur Enina torturée ne poussera qu’un « aïe ».

Dans Les Saisons, le grotesque et le comique reposent sur de nombreuses aberrations qui viennent dérouter le récit de son cours tranquille et attendu : l’inadéquation de Siméon qui, voulant fuir le regard des villageois, est contraint à faire prendre à sa promenade un parcours paranoïaque insensé. Le décalage entre ses aspirations d’écrivain et la vie du village. La trivialité : « il avait employé à dessein le mot bobo, qui était du reste de son vocabulaire familier ». L’exagération : l’hypersthénie auditive de Siméon qui « entendait les hurlements de terreur et de souffrance que poussait chacun de ces vermisseaux » qu’il a trouvés nichés dans l’œuf de la vieille. La simplification : puisque tout est pourriture ici bas, déclare le Croll, il suffit d’amputer. Et, enfin, un bestiaire fantastique où l’animal n’a ni le rôle ni l’emplacement que le lecteur attend de lui : il est fait un usage des grenouilles assez éloigné de la météorologie (malgré le titre du roman) ; l’âne est carnivore ; les vers nichent dans l’œuf, les animaux sont apprivoisés pour leur vertu calorifique de bouillotte ventrale.
Si, comme Hugo, on veut lier le grotesque à la dualité esprit/matière, âme/corps, on peut penser également à la dualité individu/société : le récit du parcours de Siméon est grotesque parce qu’il se situe au-delà du sordide et de l’horreur, au-delà d’un merveilleux rassurant. Alors, n’ayons pas peur des Saisons, et, avec Bergson, soyons « convaincu[s] que le rire a une signification et une portée sociales, que le comique exprime avant tout une certaine inadaptation particulière de la personne à la société » (Le Rire). Il nous installe dans l’ossuaire des anti-héros, des sacrifiés : ces personnages qui, comme Siméon, endossent les loques de notre condition.

 

Laurent Roux
Illustration : Didier Karkel