Enrique Vila-Matas

Enrique Vila-Matas
Photographie : Jean-Luc Bertini

Présentation

Enrique Vila-Matas est né à Barcelone en 1948. Du « long ennui » de l’enfance émergent quelques événements d’importance, comme autant de signes avant-coureurs de sa vocation artistique extravagante : sa rencontre avec le jeune Antonio Tabucchi qui passait ses vacances d’été à Cadaqués avec sa famille comme les Vila-Matas, ainsi que la conversation hallucinée surprise par le petit Enrique entre deux étranges messieurs se promenant sur la plage, Salvador Dalí et Marcel Duchamp.
À vingt ans, il part vivre sa bohème parisienne, et Marguerite Duras consent à lui louer une petite chambre mansardée, malgré ou grâce à sa sombre allure de poète maudit. Il y écrira son premier roman revendiqué, La Lecture assassine. Mais c’est son livre Abrégé d’histoire de la littérature portative, en 1985, qui marque le vrai départ de son travail de faussaire, de dynamiteur des conventions d’écriture.
Pourfendeur du réalisme, il s’intéresse à toutes les armes permettant de modifier la réalité : le mensonge, l’imposture, le suicide, l’espionnage… Conscient de s’être lancé dans une entreprise quichottesque, sauver la vraie littérature en défiant les marchands du Temple, il prône à la fois « l’imagination maximum », le nomadisme, le métissage, et la discrétion absolue, à l’image de Robert Walser, un de ses écrivains fétiches.
Travailleur infatigable, il nous envoie régulièrement les pièces qui constituent la grande « tapisserie » de son œuvre, faite d’ironie et de « textes hybrides », à l’instar du Tristram Shandy de Laurence Sterne, un de ses livres de référence. Toujours au bord de l’abîme, pratiquant une littérature exigeante et amusante, l’humour profond et léger, il arrive à allier le grandiose et le ridicule.
É ternel chercheur de structures inédites lui offrant toujours plus de liberté, il franchit avec Bartleby et compagnie, en 2000, puis Le Mal de Montano, en 2002, deux étapes radicales vers cette route embrumée sur laquelle on pressent qu’il aimerait se perdre, ce désir fou de disparaître en écriture. Roi des citations célèbres inventées par lui-même, il aime, tel un vampire de bibliothèques, s’alimenter des œuvres d’autres écrivains, les revisiter et les faire siennes. Cependant en 2003, avec Paris ne finit jamais, c’est de ses propres écrits dont il s’est nourri, en considérant, à distance et avec ironie, la genèse de son premier roman et sa période parisienne, comme pour mieux se noyer dans un tourbillon temporel.
Gageons que la « tapisserie » de Enrique Vila-Matas est loin d’être achevée, que le long sillon qu’il creuse nous désorientera, irritera et séduira encore avec Docteur Pynchon, le livre qu’il vient de terminer où il est question de son obsession pour la disparition, et qu’il n’est pas près de devenir un Bartleby.
Mais peut-être ne préfèrerait-il pas que nous le disions...

Vila-Matas
Photographie : Jean-Luc Bertini

Bibliographie d'Enrique Vila-Matas

La Lecture assassine (1977 ; 2002)
En découvrant, suicidé, dans un vieil hôtel de Brême, Vidal Escabia, écrivain médiocre et plagiaire, la narratrice récupère une enveloppe qu’elle lui avait envoyée deux jours auparavant et suppose qu’il est tombé dans le piège qu’elle lui avait tendu. Le livre dévoile au lecteur le contenu de l’enveloppe : un manuscrit de l’étrange Elena Villena, la narratrice, qui décrit la mort d’un poète, et les notes d’Ana Cañizal, la femme chargée de rédiger le prologue des mémoires de l’écrivain Juan Herrera, le mari d’Elena Villena. De la lecture de ces textes surgira le mystère de trois morts et d’autres, peut-être, à venir.
Dans ce premier roman, Vila-Matas nous entraîne aux limites d’un fantastique à la Edgar Allan Poe : décor nocturne et labyrinthique, fait d’ombres et de rêves plus vivants que le monde réel, où les crimes, non dénués d’esthétique et de panache, respectent les règles de la tauromachie. C.C.

Imposture (1984 ; 1996)
Le docteur Vigil et son secrétaire Barnaola « vieilliss[ent] sur ce parcours monotone à toujours parler des mêmes choses », à s’enivrer d’Anis del Mono pour tromper la routine de l’asile qu’ils dirigent. Cette routine est bouleversée le jour où leur est confié un amnésique que se disputeront deux familles : ce patient est-il le Professeur et écrivain Bruch ou l’escroc et voleur Claudio Nart ? Quand la réalité (empreintes digitales, expertises culturelles et graphologiques) dément les désir, aspiration et affirmation de la famille Bruch et de l’amnésique, seule la littérature représente un salut. Barnaola trouve l’unique asile où l’on peut enfin être soi, à soi, par soi, pour soi : unique « cabinet » aux murs invisibles où l’on peut s’enfermer et se glisser sous la peau d’un autre, professeur ou valet. Quand il suffit de vouloir pour devenir, quand les vrais imposteurs sont les narrateurs, Barnaola comprend qu’à l’infiniment petit et sous-terrain qui l’absorbe correspond l’infinie servitude au seul Maître possible : la littérature. L.R.

Abrégé d’histoire de la littérature portative (1985 ; 1990)
Vila Matas invente la société secrète des Shandys, « écrivains et artistes portatifs », « machines célibataires » chères à Marcel Duchamp. Ils vouent un culte à l’inutile, la lenteur, l’insolence, et au bizarre : voyages, œuvres réduites, gestes gratuits, négritude. Ils pourraient être décadents, surréalistes ou parnassiens. Ils vivent sous l’ombre de leur double, Odradek, Golems, Bucarestis, ces clones de Bartleby qui répondent toujours d’une voix douce au pied de l’escalier, et qu’il s’agit de fuir entre Paris, Vienne, Prague et Trieste. Ils trouvent refuge dans un appartement de Prague, un sous-marin immobile, sur des chaises longues… Entre Duchamp, Meyrink, Kafka, Tzara, Dalí, Larbaud, Walser, Benjamin, la littérature est bien un « art de vivre », « autant l’épreuve de la dispersion que l’approche de ce qui échappe à l’unité », et les écrivains sont bien des « artisans » qui peuvent faire tenir une œuvre sur une carte postale « qui fait l’éloge du langage expéditif et qui dénonce la pose prétentieuse et universelle du livre ». Un livre érudit et drôle pour mettre en fuite la mort après lui avoir fait fumer de l’opium... L.R.

Une maison pour toujours (1988 ; 1993)
Dans ce recueil de nouvelles, un ventriloque se fait voler sa voix par son ombre, Pedro, assassin et violeur d’enfant, peintre laconique du minuscule - pucerons et épingles - qui lui permet ainsi d’accéder à la maîtrise de son art. Le narrateur ventriloque cherche sa voix pour trouver sa personnalité, plonge dans le mutisme lors d’un dîner chez sa future logeuse, Marguerite Duras, en compagnie de son ami Andrés qui pourrait bien être son double, et se perd entre Paris, Barcelone ou Lisbonne, dans les failles que la fiction consent à la réalité, parce que « le réel fait scandale et défie sans cesse la fiction ». L.R.

Suicides exemplaires (1995 ; 1991)
En dix récits, ce recueil propose d’explorer une carte des « nobles options de mort possible ». Vila-Matas joue avec bonheur de différents registres et alterne les narrateurs et narratrices. Ce livre est l’occasion de voyages vers des lieux qui agissent sur la vie des personnages et leur envie d’en finir. Un petit saut dans le vide, du haut d’une église ou d’un pont ? Une immolation ? Une première gorgée de cyanure ? Disparu ? Foudroyé ? Les choix sont légions mais de ce foisonnement construit, on retiendra plus particulièrement la fin spectrale d’un acteur comique, les déraisonnables agissements d’une épouse dépressive à la Almodóvar, les cachotteries d’un écrivain trop discret ou encore l’étrange société que forment des suicidés en puissance… Dans ce livre aussi, la véritable signification du patronyme de E. Vila-Matas : Satam Alive ! S.N.

Le Voyageur le plus lent (1992 ; 2001)
Recueil de chroniques publiées dans des journaux et revues entre 1976 et 1991, c’est-à-dire depuis que l’auteur a commencé à écrire. Chroniques de lecture mais aussi d’écriture, dans l’esprit de celles de Mastroianni-sur-mer où Vila-Matas revisite les écrivains qu’il a croisés au cours de son long, immobile et lent voyage dans la bibliothèque du monde : Borges, Pessoa, Roussel bien sûr, mais aussi Atxaga, Percec, Vian, Céline. Signalons également les très beaux textes sur l’influence d’Échenoz sur son œuvre (sur le recours au vol des oiseaux pour les changements de point de vue), ou sur l’incorruptibilité de Chandler par Hollywood. Sans oublier délire Shandien et refus Bartlebien… L.R.

Enfants sans enfants (1993 ; 1999)
Parce qu’ils sont contre les familles nombreuses, contre les liens du mariage, contre les descendances condamnées à reproduire les tares paternelles, et pour ne pas se trahir, pour ne pas perdre rêves et liberté, les personnages de ces récits sont des enfants sans enfants. Parce qu’ils sont obsédés par leurs problèmes personnels, parce qu’ils « ont inventé une sorte d’indifférence distante » qui leur permet d’être presque complètement détachés de la réalité, les événements historiques n’ont qu’une « incidence oblique » sur leur vie.
De cette galerie de dynamiteurs des conventions et institutions, émergent, entre autres, Leiriñas, électricien monstrueux de Lugo devenu expert en toutes sortes d’amours mais victime de « la menace universelle des dents féminines », Massimo, séminariste défroqué, commettant « une erreur de jeunesse irréparable » en cherchant à arracher au pharmacien Espoz le nom secret de Saragosse, ou encore Parikitu, alias Hong Kong, obscur employé qui provoque l’hystérie de ses collègues de bureau en racontant encore et toujours la même histoire de son service militaire à Melilla, et Esteva, condamné à se balancer entre deux pères, dans le récit le plus jubilatoire du livre.
Entrer dans cette œuvre aux références kafkaïennes, c’est aussi feuilleter un album aux couleurs déteintes contenant les vues rances ou grotesques de quarante et un ans d’histoire espagnole contemporaine. C.C.

Loin de Veracruz (1995 ; 2000)
Si le narrateur proclame effrontément « Moi je suis de Veracruz » c’est parce que le nœud volcanique et Lowryen de sa vie prend source dans cette ville où l’alcool coule, où il croise le mac de Badajoz voleur de sa Rosita. Cette fausse autobiographie où le narrateur se nomme Enrique (mais Vila-Matas n’est pas manchot), est une descente aux enfers entre Veracruz et Barcelone, suivie de rédemption dans la solitude de la littérature : entre temps, Enrique aura perdu un bras, ses illusions et ses deux frères artistes, goûté à l’alcool et à la drogue, aux livres et aux femmes fatales, toutes choses qui mènent un homme à la folie, à la ruine et au crime, pour peu qu’il soit épris d’idéal. On y sent aussi le parfum des romans du XVIIIe siècle où la femme est une damnation : Carmen est morte, Rosita, son double pervers, provoquera la mort du frère et l’errance du narrateur. Heureusement la littérature et son double, la vie, sont là avec Robinson Crusoë, Manon Lescaut, Serge Pitol, Kafka, Blaise Cendrars, Gombrowicz, Beckett, Pessoa, pour passer « les détestables jours qui me restent à écrire le roman de ma vie inventée » et à avouer : « je les baiserai tous ». Il manque cependant peut-être à ce roman le duende shandien, cet humour léger qui fait le charme des autres livres de Vila-Matas. L.R.

Étrange façon de vivre (1997 ; 2000)
Alors qu’il découvre, au réveil, d’étranges changements dans l’attitude de Bruno, son « funeste fils au regard nul », le narrateur ne se doute pas encore qu’il débute une journée mémorable qui prendra un tour décisif quand il recevra la lettre de rupture de sa maîtresse Rosita. Accablé mais non résigné, il décide de changer le thème de la conférence qu’il doit donner le soir-même, et à laquelle elle doit assister, pour tenter de la fasciner et de « suspendre sa sentence ». Il y parlera de la façon dont il a passé sa vie à espionner tout le monde et des ressemblances entre écrivains et espions. Afin d’étayer son discours, il se remémore les moments marquants où il se livra à son activité préférée : la planque au pied de l’immeuble de Graham Greene, le presse-papiers comme souvenir de Salvador Dalí, sa rencontre avec un agent secret, double du narrateur, dans le Madrid-Lisbonne…
Ces heures de réflexion sont ponctuées d’interférences : pugilats avec le barbier et le sans-abri du quartier, personnages réels de la trilogie romanesque à laquelle il travaille, souvenirs ou rêves incongrus et, de façon récurrente, la douloureuse alternative entre Carmina, sa femme « pour toute la vie » et Rosita, amante torride et volage, entre lâcheté et aventure.
Espion de sa propre vie, le « pauvre écrivain meurtri », joue les Shéhérazade et, de digression en digression, retarde l’échéance. C.C.

Pour en finir avec les chiffres ronds (1997 ; 2004)
En 52 chroniques digressives écrites dans un supplément dominical, et à la manière du Pereira de Tabucchi, Enrique Vila-Matas commémore les anniversaires (naissances ou décès) d’écrivains qui ont voué leur vie à l’œuvre et qui font partie de sa bibliothèque idéale. Seule contrainte, très facile à respecter : que ces dates d’anniversaires ne tombent pas rond. On n’hésitera donc pas à fêter les 282 ans de Laurence Sterne, voire à anticiper un anniversaire pas rond comme, par exemple, « le 183 anniversaire de Charles Dickens », « dans 45 jours exactement »… Mais ne nous y trompons pas : ces textes courts sont inépuisables, le lecteur, méfiant parce que connaissant l’art de l’imposture de Vila-Matas n’a plus qu’à vérifier les dates voire même l’existence de certaines œuvres ou de certains auteurs avant de s’y replonger. L.R.

Le Voyage vertical (1999 ; 2002)
À plus de soixante-dix ans, Federico Mayol, homme d’affaires retraité et ex-parlementaire nationaliste catalan, se voit chassé de chez lui à jamais par son épouse de toujours. À son abattement s’ajoute le vieux traumatisme de son inculture due à l’interruption de ses études par la guerre civile espagnole. Sa nouvelle situation de vieil homme déphasé, auquel femme et enfants renvoient l’image de l’échec d’une vie sentimentale et professionnelle, va lui offrir une certaine forme de lucidité et des perspectives insoupçonnées : être un autre, partir.
Entre désespoir et joie, poussé par les phrases entendues au hasard des rues et les messages télévisuels, Mayol envisage « une fuite radicale » et quitte Barcelone pour Porto, puis Lisbonne et Madère, pratiquant « l’art de la solitude » et entreprenant un voyage intérieur, vertical comme une chute.
Entre rêves obsédants et interrogations sur le « futur de ses souvenirs », il découvre les avantages d’être « un inutile par excellence », la difficulté de s’entretenir avec les inconnus, avant de s’enfoncer délicieusement et toujours plus profondément pour récupérer son enfance et commettre « l’assassinat de la frustration fondamentale de sa vie » en s’accordant avec « la culture sans discipline ». C.C.

Bartleby et compagnie (2000 ; 2002)
Pauvre employé de bureau, bossu et solitaire, le narrateur de ce livre est heureux, par ailleurs, de démontrer, à travers le journal qu’il rédige, ses compétences comme chasseur de « Bartlebys », ces victimes du « mal endémique des lettres contemporaines » qui fait que certains créateurs n’ont jamais réussi à écrire ou y ont renoncé.
Explorateur qui avance vers le vide, il navigue entre les souvenirs de livres, textes, vies ou phrases isolées qui l’éloignent toujours plus du but de sa quête, convaincu que de cette recherche dans « le labyrinthe du Non » peuvent surgir des pistes pour l’écriture à venir. Il examine le cas de grands malades comme Juan Rulfo, Rimbaud, Bobi Bazlen, Pepín Bello ou Robert Walser, s’attarde sur les symptômes du mal de Bartleby que présente un certain Bernardo Atxaga, s’intéresse aux écrivains cachés, Gracq, Salinger, Pynchon ou B.Traven, mène son enquête auprès d’un échantillon des 99% de l’humanité qui préfèrent ne pas écrire, fait appel au mystificateur Robert Derain, et nous offre au bout du compte une anthologie fantasmagorique où la littérature apparaît comme négation d‘elle-même, où la disparition et l’imposture sont élevées à la dimension d’un art. C.C.

Le Mal de Montano (2000 ; 2002)
Formidable collage de formes narratives, Le Mal de Montano est un livre contagieux, dans lequel le narrateur, malade de littérature, tient un journal qui prend d’abord la forme d’un roman, quand il y relate ses tentatives d’échapper à son obsession et à sa manie des citations, en partant sous d’autres cieux. Peine perdue : de Nantes aux Açores, en passant par Valparaiso, il capte la moindre particule de littérature en suspension. Il rencontre en chemin Enrique Tongoy, Nosferatu chilien, sorte d’alter ego, monstre et ami, qui orientera sa préoccupation vers la mort de la littérature. Pour lutter contre sa possible disparition, il décide de l’incarner.
Il donne alors à son journal la forme d’un dictionnaire où il « parasite » ses auteurs de prédilection, en travaillant de l’intérieur leurs journaux intimes pour en tirer ce qui peut contribuer à la construction de son identité et nous offre une autobiographie fragmentée, une réflexion sur son processus créatif, sur la littérature qui nous permet de comprendre la vie et nous en exclut.
Puis le texte devient « la mélancolique narration d’une vie solitaire », le Journal d’un homme trompé, conséquence d’un « Détour » à Budapest où le narrateur se retrouve conférencier affamé et cocufié.
Malade qui ne souhaite pas sa guérison, abreuvé du délire des autres, le narrateur complote avec les résistants d’Action Sans Parallèle contre les « analphabètes hautains », pour se métamorphoser finalement en Robert Walser, rencontrer Robert Musil, être visité par la mémoire de Kafka, et disparaître peu à peu dans son propre journal, en avançant et s’égarant à jamais sur la route brumeuse d’un étrange Festival de Littérature, au sommet d’une montagne suisse. C.C.

Paris ne finit jamais (2003 ; 2004)
Le narrateur, double de Vila-Matas, profite d’une conférence de trois jours sur l’ironie pour revisiter ses deux années d’apprentissage passées à écrire La lecture assassine, ou au moins à taper à la machine, dans la chambre de bonne que lui loua Marguerite Duras à Paris. À l’époque il cherchait une méthode pour écrire et sa logeuse lui avait donné treize conseils en « français supérieur » abscons. Près de trente ans après, le narrateur se fait donc « conférence ou roman » et s’expose en cent treize fragments ironiques (comme des notes de bas de page ou de journal intime). On suit donc la jeunesse d’un jeune homme se prenant déjà pour Hemingway, même s’il n’est « pas aussi large d’épaules que lui », ou cultivant le désespoir avec une maladresse risible. On apprend que la question « Mallarmé ou Rimbaud ? » n’a pas de réponse parce que « ce ne seront jamais les doutes qui […] rendront fou, mais plutôt les certitudes ». Si Paris ne finit jamais, faisant de chacun de celles et ceux qui l’ont fréquenté un portatif, un nomade, la littérature n’en finit jamais de se jouer de la réalité. L.R.

Mastroianni-sur-Mer (2000 ; 2005)
Cette compilation de divers textes qui constituent autant de révélateurs de la personnalité abyssale et « shandy » de Vila-Matas se compose de quatre parties. Dans la première, éponyme du recueil, l’auteur lit une conférence à « l’idéale structure fragmentaire » et vise à « la lente recherche de la conscience de soi à partir de cette même conférence ». Il y est question des relations entre littérature et cinéma, d’Antonio Tabucchi et de son roman Pereira prétend, ainsi que du film de Roberto Faenza inspiré de celui-ci, mais aussi d’un lieu que Vila-Matas appelle « Mastroianni-sur-Mer et qui est le « paysage de sa mémoire désordonnée près de la mer ».
La deuxième partie regroupe des réflexions entre « parenthèses » de gueules de bois sur l’avant et l’après de Bartleby et compagnie, considéré par l’écrivain comme « un acte de création continu, inépuisable, infini » et métissé. On y apprend que la quête de Bartlebys donna du sens à la vie de Vila-Matas qui découvrit « qu’il existe réellement un plaisir de lire, à découvrir les autres ».
Les deux dernières parties réunissent des articles qui proposent, d’une part, des chroniques urbaines sur la ville de l’auteur, Barcelone, où l’écrivain appréhende une réalité à la fois observable et impalpable des rues, et, d’autre part, des« Écrits shandys » qui évoquent Gombrowicz, Bolaño, La Vie et les opinions de Tristram Shandy, œuvre par laquelle Vila-Matas dit avoir tout appris, ainsi que cette littérature qui « permet de voir que le monde est un texte. Également que ce texte est notre vie et qu’il est dans un livre. » C.C.