L’humour
du désastre
Entretien avec Antoine
Volodine
Antoine Volodine,
vous aviez commencé par
refuser cet entretien…
L'entretien, c'est un genre que j'ai beaucoup pratiqué après
Des anges mineurs, pendant plusieurs mois, presque un an, et j’en suis
sorti épuisé, de cette période. Vide. On est obligé de
répéter les mêmes choses, de revenir sur les mêmes
points. Si j'ai accepté finalement de vous rencontrer, c'est par
sympathie, parce que vous aviez fait un numéro particulièrement
gentil pour moi, que j'ai beaucoup apprécié…
Vous nous aviez écrit, dans votre première réponse,
que l'écrivain interrogé apparaissait toujours comme ridicule.
Est-ce parce que ce qui a été écrit dans un roman,
dans une fiction ne peut pas être expliqué ?
Reconnaissons, pour commencer, qu’on ne peut éviter un discours
narcissique, empreint de fatuité et de gravité, même
derrière l’humour éventuel : voilà la source du
ridicule. Je sais que je n’y échapperai pas ici et ça ne
me réjouit pas. D’autre part, ce qui est publié, ce dont
le lecteur prend connaissance, est le résultat d'un travail dans
lequel chaque mot est pesé. L'entretien est un type d'exercice
tout à fait différent, qui conviendrait beaucoup plus à des
champions de l'oral qu'à des écrivains… Au cours d'un entretien
l'écrivain est tenté de s'épancher, ou de dire des
choses qu'il n'aurait pas approuvées par écrit. Ça
donne un autre type de discours qui vient parasiter l'œuvre, avec un
autre style, des concepts qui sont remués de façon différente,
souvent incomplète, et sans subtilité. L'entretien enlève
le non-dit, le silence, qui existe beaucoup dans l'écrit. Ce bavardage
vient se greffer sur le texte alors que celui-ci se suffit à lui-même.
Un discours sur le texte est possible s'il est fait par des critiques,
des analystes universitaires, des lecteurs, mais l’écrivain, lui,
ferait mieux de se taire. Sa présence en tant que porte-parole
est plutôt étrange. Déplacée.
Dans Alto
Solo,
vous écrivez à propos d'un personnage
d'écrivain : il "semblait travailler sur d'abstraites
fantasmagories, mais soudain ses mondes parallèles, exotiques, coïncidaient
avec ce qui était enfoui dans l'inconscient du premier venu" (p.
32). Est-ce que c'est aussi ce que vous recherchez dans vos livres
? de toucher l'inconscient du lecteur ?
C'est une technique chamanique, faire travailler ensemble et fusionner
les inconscients de celui qui parle et de celui qui écoute. Mon
ambition, si j'ai une ambition, est effectivement, par un système
d'images, par la mise en scène, par la parole, par certains trucages
poétiques, de parler à autre chose qu'à la conscience.
Bien sûr, l’intelligence est sollicitée, mais je cherche
aussi à toucher quelque chose de plus organique, de plus secret,
de plus intime, chez le lecteur ou la lectrice, qui va lui permettre
de s'approprier le texte, et d'en être un interprète au
moment de la lecture. Il y a quelque chose en deçà de l'écriture
qui peut être transmis au lecteur en deçà de sa perception.
Un sous-parler, d’inconscient à inconscient, du non-formulé qui
est enfoui dans la prose et qui voyage jusqu’au lecteur ou jusqu’à la
lectrice.
Quel est le type
de lecteur que vous essayez de toucher, puisque à partir
de ce magma, de cet inconscient, vous mettez en place une stratégie
d'écriture qui peut éventuellement laisser de côté un
certain lectorat… ?
Tous mes livres sont écrits par des écrivains, dits et
chuchotés par des voix qui s'adressent à des complices, à des égaux,
et le discours qui est prononcé est un discours qui prend en compte
la sympathie dont font preuve les auditeurs. Toutefois, ces livres sont
aussi offerts à des lecteurs plus éloignés. Ainsi, "le
lecteur de librairie" fait intrusion dans un système poétique
fonctionnant en vase clos. Et ce que je mets en place, c'est la possibilité,
pour le lecteur extérieur, qui n'est pas en prison, qui n'est
pas physiquement post-exotique, d'assister à une représentation,
d'écouter une musique, un dialogue qui peuvent lui plaire, qu'il
peut comprendre. À partir du moment où ce lecteur commence à se
déplacer avec plaisir dans cette sphère, il devient un
lecteur sympathisant. D'où une sorte de cercle large - dont vous
faites partie, j'espère, et dont moi aussi, d'une certaine manière,
je participe - autour de cette sphère d'écriture, de parole,
d'action, d'idéologie qu'est la sphère post-exotique décrite
dans Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze.
Ces sympathisants
sont-ils tournés vers une action, un engagement,
idéologique ou politique ?
Tous les narrateurs post-exotiques prennent la parole dans des conditions
de tragique extrême, et ils parlent sans public. Aux auditeurs
extérieurs de s'emparer de cette parole s’ils le désirent,
de la reprendre, de l'aimer, ou d'en tirer des conclusions. Une autre
raison d'être à la prise de parole, c'est de créer
du plaisir, pas seulement de remuer des idées, de faire du bruit.
Il s'agit de créer du beau, du roman, quelque chose qui soit aimable,
agréable, musical. Aux auditeurs extérieurs, donc, de recevoir
cette parole comme un objet artistique.
L'œuvre d'art
doit-elle être liée à l'engagement, à l'action
?
Elle est entièrement liée à un engagement politique
au départ. Ce qui est dit, ce qui est vécu par les personnages,
ce qui est construit de livre en livre, a totalement à voir avec
une pensée politique, une idéologie. Tout ce qui est allusion,
non-dit, s'adresse à des amis, en sachant que l'ennemi peut écouter.
Le discours est donc modifié par la présence d'un ennemi
possible, c'est un discours méfiant, décalé, qui
utilise des systèmes de codes autres que le codage métaphorique.
Il se méfie beaucoup de la transparence trop grande de la métaphore.
En dehors, dans la sphère des sympathisants, des lecteurs, toutes
les sensibilités peuvent exister. Il est possible de comprendre
le discours, de le saisir entièrement, jusqu’à son cœur
irréductible. Il est possible aussi de passer à côté,
de n'en saisir que les aspects poétiques, par exemple. En tout
cas, inutile de chercher dans le post-exotisme des messages cryptés
pour l’action, pour l’insurrection… ou des textes apocalyptiques destinés à des élus
ou je ne sais quoi...
(...)
Retrouvez la suite
de cet entretien (12 pages) en commandant le
n°19 de La Femelle
du Requin !
Propos recueillis
le 27 aout 2002
par Sylvain Nicolino, Laurent Roux et Sébastien
Omont.
Photographies © Jean-Luc
Bertini (Opale).
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