Grèce,
Athènes, etc.
Il me faut reconnaître qu'en route, l'on ne fait pas toujours de bonnes rencontres, et même si l'on passe sous silence toutes celles, simples et ordinaires qui réconfortent, et nous soutiennent grâce à des dons de sympathie et de rire, certaines hélas nous apprennent qu'il faut souvent tenir haut sa garde, au risque sinon de prendre de vilains coups, qui peuvent nous faire parfois aller jusqu'à renoncer de continuer.
Athènes
Ainsi quand je débarque à Athènes, fraîchement émoulu du Caire, la tête à l'air un peu païen, mon itinéraire est une ficelle encore détendue, pas encore lancée sur la carte. J'effleure l'idée de remonter par la Yougoslavie pour suivre ensuite le coude à l'est jusqu'à Trieste. Je m'informe au bureau de tourisme qui a la charge aussi de la police douanière, rencontre un agent mal informé, coopératif cependant, qui me déclare après coup de fil que tout voyageur doit posséder un visa s'obtenant après quelques jours d'attente. Dans la pièce, un type blond que je remarque à peine est assis, les coudes appuyés sur les genoux, la mine embarrassée, ennuyée, le visage contraint de quelqu'un qui a manqué son départ. Quand je sors pour délibérer, il me suit, se place à ma droite et me demande tranquillement si je suis toujours disposé à aller en Yougoslavie, et ajoute, ce qui montre qu'il n'avait rien perdu de la conversation avec l'agent, qu'au sujet du visa il n'est pas obligatoire quand on ne fait que traverser le pays. Surpris, je l'observe avec circonspection et curiosité ; cheveux blonds tirés en arrière, plutôt longs, nettement dégarnis sur le haut, les yeux vifs et bleus, rien qui ne fasse de lui un tueur en série ou plus simplement un homme retors et dangereux ; d'autant qu'il me le propose sans insistance, d'une manière dégagée; il me raconte qu'il est bloqué ici à la suite du pillage hier soir de sa voiture, se retrouve sans vêtement, sans argent, carrément démuni, trahi par le sort, qu'il attend un lourd mandat de sa famille, mais qu'exaspéré, il n'a qu'une envie, celle de rentrer au plus vite dans son pays l'Autriche ; je l'écoute avec de faibles moyens anglais, franchement indécis, vais quand même avec lui jusqu'à sa voiture constater les dégâts, histoire de m'associer à sa peine : le pare-brise arrière est recouvert en entier d'une bâche en plastique, soin qu'il doit, précise-t-il, à l'extrême diligence des autorités douanières. Tout paraît évidemment concorder. Je l'écoute toujours avec attention me répéter le refrain de sa disgrâce, et lui glisse deux ou trois fois dans la conversation que je préfère le train, voyager seul, et souhaite qui plus est rejoindre au plus vite l'Italie ; face à mes différents replis, je remarque que son attitude ne varie pas. Au final, je préfère renoncer à sa proposition, prend congé de lui et me dirige vers la station de bus, l'esprit confus, indécis ; puis presque aussitôt je me rétracte, me raisonne, me récite un des versets de la belle aventure, qu'à la fin j'ai tort de refuser, de prendre peur car ce doit bien être de cela qu'il s'agit , qu'il faut accepter sa proposition, alors je fais demi tour, le rejoins et lui confie mes nouvelles résolutions ; son visage s'éclaire soudain d'un mélange de malice et de joie ; partons immédiatement lâche-t-il, pour le mandat nous verrons à Thessalonique. À partir de là, la maîtrise de la langue anglaise m'a cruellement fait défaut, car des questions ont souffert de rester bloquées aux gencives, faute d'avoir su trouver les mots nécessaires.
Vers Trieste, Thessalonique
Le voyage a duré presque trois jours. Assez semblable au cauchemar celui-là. Trois nuits passées à dormir d'un oeil, assis sur le siège du passager avant de sa voiture, et des dizaines d'heures à attendre sur des parkings ou des bords d'autoroute, à cogiter nerveusement, incapable même de lire pour passer le temps, à pisser tout près de la portière ouverte de peur qu'il ne file sitôt que j'aie la braguette descendue, à manger du pain et des biscottes comme un volatile dans sa cage, à l'écouter me mentir, car j'ai assez vite compris que le scénario initial était changé, à mon insu seulement, va sans dire. L'histoire est banale, et digne d'une mauvaise série B. Il voulait me soutirer le plus d'argent possible et tâcher ensuite de me bazarder dès que ma bourse eut été vide. D'abord il a commencé par me demander l'argent du voyage, du resto-route à l'essence où il s'arrangeait déjà pour m'escroquer (je ne m'étais pas encore penché sur la question de la conversion) ; puis il y eut la banque en banlieue de Thessalonique, car plutôt que d'aller à l'ambassade, il me réclama de l'argent pour ouvrir un compte afin de recevoir le mandat de sa mère (parce que selon lui entrer dans Thessalonique eut été trop difficile), de sa mère qu'il avait toujours à la bouche, sa mère qu'il faisait semblant d'appeler dans la voiture sur un portable, sa mère à qui il disait que j'étais un brave type (bon pigeon oui) ; le ton est cependant monté entre nous, violemment même, lorsque convaincu qu'il trichait j'ai souhaité l'accompagner dans cette banque attitude qui déclarait explicitement mes soupçons ; puis au retour, nouvelle altercation lorsque je lui demande de me remettre l'argent parce que l'ayant suivi j'avais bien vu qu'il n'avait rien remis , et quand il m'assure, pitoyable, avoir donné le fric au banquier, ce mensonge produit sur moi une forte colère ; et lui de répondre, calmement au début, d'une manière larmoyante, minable et, me voyant toujours intransigeant, il se met à se défendre, puis à hurler, blessé de nouveau, me renvoyant toujours à l'histoire de sa voiture, aux dégâts subis, me les mettant sous le nez en me priant de lui dire pourquoi il aurait inventé cette histoire de pare-brise défoncé, me jure qu'il veut rentrer, qu'il en a assez de ce voyage, et à la fin des fins pourquoi m'aurait-il escroqué ? oui pourquoi, je me le demandais bien ; je bafouillais en répétant en bègue, bien sûr, bien sûr ; à l'évidence j'étais coincé dans son théorème, perplexe je savais pourtant qu'il me mentait, j'en étais persuadé, aussi sûr que la nuit est noire, il ne pouvait y avoir de doute possible, mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi il le faisait, vu qu'il semblait bien plus riche que moi ; et j'étais piégé là, dans sa voiture, parce que je voulais tout bonnement récupérer ma mise du départ, qui ne s'avérait pas ridicule. Il n'était pas question de flancher.
Dans le détail mettons dans une déposition en bonne et due forme , il y aurait bien d'autres précisions à noter, raconter par exemple la peur que j'aie eue quand j'ai voulu me saisir des clefs de sa voiture, qu'il retint ma main, et qu'il démarra alors comme un fou, les yeux malades de rage, craignant qu'il n'use du marteau que j'avais repéré dans sa portière et qui dès lors m'obsédait, outil que je voyais arriver la nuit dans mon sommeil, et s'enfoncer à travers les fibres molles de mon crâne.
La dernière nuit, nous l'avons passée à Thessalonique même, sur un parking proche de la mer, proche du centre aussi ; nous avions abandonné l'idée de la banque, trop de jours disait-il avant que l'argent n'arrive ; le mandat qu'il toucherait demain à l'ambassade devait largement me dédommager. Une nouvelle fois il a tenté une ruse pour me lester de mes ronds, mais avec le sourire puisque nous faisions de nouveau semblant de s'entendre , je suis resté ferme. Pas d'hôtel. T'es sale, moi aussi, et alors ? on en a vu d'autre toi et moi, n'est-ce pas ? et une nuit dans la voiture en plus ou en moins, quelle importance, je te le demande ? Demain tu pourras te payer la plus belle chambre d'hôtel de la ville, avais-je ajouté, me divertissant maintenant de la situation que je voyais finir. Il minaudait cependant, aurait bien voulu se laver les cheveux ce p'tit chéri. Aussi, lui ai-je proposé d'aller faire un brin de toilettes à la gare, s'il y tenait vraiment ; mais leurs services étant soi-disant fermés, il revint à la charge. Comme je préférais ne pas bouger de la voiture, je ne pouvais vérifier aucune information. Tant pis lui disais-je alors, jubilant en secret de le voir s'échiner à me convaincre. Après un bon moment de discussion vaine, il dut enfin comprendre qu'il n'y arriverait pas, et dirigea alors la voiture sur ce parking, proche de la mer, proche du centre aussi. Son visage était redevenu froid et impassible.
C'est lui qui alla chercher le dîner, et quand il revint, il était très fier de son larcin et de pouvoir partager ses chips et son saucisson. Pour peu je l'aurais remercié. Il a tenté de m'embarquer avec lui cette dernière nuit, me vantant les plaisirs de la marche nocturne, auxquels j'ai répondu par de l'indifférence, en prétextant par ailleurs une très grande fatigue ; c'est ça, je préfère me reposer jusqu'à demain ; il n'insista pas longtemps, sachant sans nul doute que je n'étais plus dupe de ses tentatives foireuses qui visaient à m'éloigner de la voiture. Je l'entendis rentrer tard dans la nuit ; nous n'échangâmes aucun mot.
À dix heures du matin il aurait normalement dû aller chercher son mandat à l'ambassade qu'on avait la veille facilement localisée, et quand je le vis sortir de la voiture avant huit heure, il me dit qu'il allait juste pisser et faire un tour. À neuf il n'était pas rentré, à dix non plus, à onze heure j'étais toujours dans la voiture à me languir, à attendre je ne sais trop quoi d'ailleurs, puisque je ne croyais plus du tout à sa prompte apparition. Au fond de moi, j'en étais au reste ravi. J'ai donc entrepris de fouiller la voiture ; dans la mallette dont il s'était servie pour aller à la banque, j'ai trouvé comme indice une carte d'identité portant un autre nom. C'était la preuve qu'il me manquait pour comprendre le fin mot de l'histoire, autrement dit le mobile : la voiture avait été volée ; j'appelai la police d'un restaurant voisin, et quand les flics d'Interpol sont arrivés, ils me l'ont rapidement confirmée, la voiture étant recherchée depuis déjà une vingtaine de jours. Quant à mon fric, si je voulais remettre la main dessus, il me fallait attendre en ville la probable arrestation de l'Autrichien. Mais ce pauvre diable ne devait plus posséder grand chose. Alors j'ai refusé. Je voulais au plus vite sortir de ce mauvais rêve.
Le bus pour Igoumenitsa ne partait que le soir. Aussi, ai-je passé la journée dans un état d'ahurissement, où je jaugeais encore mal ma liberté ; impression de vivre une liberté conditionnelle, je ne me suis occupé qu'à longer le port, boire des café et à regarder la mer.
Igoumenitsa
Vers vingt heures je prends le bus de nuit qui me fait traverser d'est en ouest la Grèce. J'arrive à l'aube. Je ne me souviens pas de grand chose, sinon de l'histoire avec cet Autrichien, que je n'ai cessé durant la traversée, amère, de remâcher, de repasser. Impossible de songer à autre chose, de refouler sa triste figure. La Grèce, je l'aurais ainsi bizarrement vécue de l'intérieur, de celui étroit de la voiture, et puis du mien.
Une
heure après être arrivé à Igoumenista, je me retrouve
couché sur la moquette d'un bateau pour Venise. Je ne saurais dire combien
j'ai bien dormi cette nuit là.
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