Italie, Venise
![]() |
![]() |
Avant d'arriver à Venise, je discernais grosso modo ce qui m'attendais, c'est-à-dire que je savais d'avance que je n'aurais pas à ferrailler avec la frénésie automobile. Ce qui n'était pas rien déjà, et ce qui en faisait à coup sûr une excellente tentation pour s'y arrêter un moment, d'autant plus que des amis pouvaient me recevoir.
En revanche, mon incrédulité, renforcée par une méfiance vis à vis des magazines, m'ayant maintenu dans une ignorance plus ou moins souhaitée, me faisait craindre une ville toute soumise à une loi uniquement fluviale. À mon grand plaisir, j'y ai au contraire découvert une cité toute entière soumise à la marche. Et après trois jours de voiture, une nuit en bus, et une journée en bateau, cette pratique ne saurait être que trop conseillée.
Distinctement je revois le pont du bateau que les passagers arpentent, girouettes passant bizarrement de bâbord à tribord, cherchant le meilleur angle, la meilleure vue, pour voir la ville passant d'un horizon sans forme, sorte d'ancéphalogramme plat, à une turgescence harmonieuse, une euphonie urbaine délicate et fragile, une ligne qui se comprime comme des soufflets d'accordéon.
Même si je refuse de me décourager trop vite, j'ai cependant un peu peur d'écrire sur Venise, si belle, si rebattue, si publique au fond. On ne saurait ignorer sa popularité qui fait d'elle l'une des villes les plus visitées au monde, que sa fascination a commencé avec les premiers passages des voyageurs, des marchands et des artistes, et qu'elle semble aujourd'hui n'avoir pris aucune ride, au point qu'elle reste toujours un formidable plateau pour écrivains et artistes. Nombreux sont ceux en effet qui piégés par ses charmes et ses tentations, éprouvent le désir de la raconter, de la décrire, de lui retirer de son énigme, en en faisant un élément d'étude ou de rêveries ; et il n'est pas question ma foi de le regretter. Bien justifiée en tout cas ma crainte d'ajouter quoi que se soit d'autre.
Or,
il n'en reste pas moins vrai qu'une rencontre avec une ville demeure toujours
unique. Le lieu n'est pas seul à compter ; c'est ce qu'en fait le corps
qui importe, et les mots va sans dire, mais la chose est déjà
entendue ; et tant pis s'ils ne parviennent pas à secouer leur poussière,
s'ils ne réussissent pas à planter le véritable décor,
le corps et le coeur devraient pouvoir sauver l'essentiel. Je me garde bien
d'ailleurs de lire avant des livres à son sujet, afin de conserver intact
un secret qui, au fond, n'existe plus vraiment, sauf pour la chair qui reçoit
du lieu d'invisibles flux, d'atomiques sensations.
Venise
Venise donc. Une ville de liqueur, où ses eaux en alcool sombre prennent la densité de celles des gorges, des eaux qui montent et descendent en mercure, comme si elles devaient garder la ville à bonne température. L'eau, tel un moyen réfrigérant en somme ; ce qui conduit Venise à être une cité sans fièvre, sans chaleur. C'est sans doute cet aspect qui me fait douter de sa consistance, me fait redouter sa mélancolie et craindre ses beautés harmoniques trop lisses, trop parfaites, comme si la musique tranquille de ses eaux étaient des sortilèges pour endormir. Une Venise qui fait par trop songer à la mort ; jusqu'à ses noires gondoles qui en rappellent continûment la présence.
J'éprouve l'envie de la haïr, plus que de raison sans doute. Elle est la ville-maîtresse tellement voulue, tellement désirée que j'avais fini par la croire inaccessible ; cité-utopique, finalement nommée chimère ; elle a habité mes songes, presque clandestinement, toujours cachée ou voilée. En voyageant, je cherche peut-être instinctivement la cité parfaite, la cité belle et simple à la fois, fixe et mobile, qui aurait la fragilité d'une embarcation, et sur laquelle on pourrait poser son sac en s'exclamant : c'est ici, ne cherchons plus ! Une ville presque errante, une ville d'air et de vent. Venise, heureuse mosaïque découpée par les eaux, offre ce rêve. Seulement le rêve, mais c'est déjà beaucoup.
Confusément, il semble qu'elle soit la ville dont j'ai rêvé d'habiter. D'une verticalité suffisante, plantée dans un décor théâtral, harmonieux, sensible, ambulant, où les éléments répondent ensemble au même souci esthétique, Venise réconcilie mes besoins de fiction et de réalité. Ici, vie et rêve se conjuguent au présent.
Aussi, je suis parfois jaloux de l'amour qu'on lui porte, de cet amour aveugle, bruyant, tapageur, jaloux de tous ceux qui s'ébahissent, qui baillent d'admiration devant elle, qui la regardent sans la voir, la touchent sans l'aimer. Ô orgueil !
De la nuit à l'aube, Venise est intime, précieuse amante, douloureuse aussi, passionnée même, si différente de celle du jour étourdie de mille feux.
![]() |
La mer vient parfois le soir rappeler son obsédante présence ; quand elle passe la lagune et ses contreforts, Venise paraît toute proche de sombrer ; ainsi ce soir, l'eau s'écoule dans le carré de St Marco comme si la ville venait d'heurter un récif. Mais les gens n'ont pas l'air d'y croire, ou bien s'y refusent. Un petit équipage noctambule ne semble en effet pas prendre la chose très au sérieux ; au contraire même, on dirait qu'il s'amuse à observer la mer remonter jusqu'à hauteur de chevilles et faire la lessive de la place. Le long des arcades, grimpés sur de petites estrades, des musiciens impassibles sonnent encore pour une poignée d'amoureux perdus au milieu d'un jardin de chaises, qui finiront bientôt entassées, comme de fragiles cathédrales.
Après
avoir battu les rues qui brisent la cité en une myriade de minuscules
îles, une place paraît l'endroit indiqué pour reprendre son
souffle. S'arrêter à Saint Marco est impensable ; l'agitation de
sa cour est semblable à celle d'une fête foraine pour gens de goût,
qui étourdit plutôt qui ne repose. Aussi, je choisis souvent de
m'écarter vers les quartiers de l'ouest, en dessous ou au dessus de la
piazza da Roma, mais j'élis surtout mes quartiers à l'est, poussant
jusqu'à l'extrême pointe de l'île, dans ceux de St
Helena, ou de St Petro di Castello. Là, c'est une autre Venise que je
rencontre. L'architecture perd de son faste quand la vie perd de son carnaval
; autre chose se déroule, plus ordinaire, plus familier en somme. Les
scènes sont différentes : des enfants jouent au ballon devant
une église, des femmes étendent leurs linges ; des bouteilles
sont placées dans les coins des portes pour empêcher les chats
de pisser et des pêcheurs s'affairent autour de leur barque. Dans ce quartier
de St Pietro di Castello, on sent l'organisation d'un village grégaire
qui échappe au folklore de la Venise mondaine.
![]() |
![]() |
On dirait
que la vie
s'absente de Venise
qu'elle y est mal
mise à mal
on vient la surprendre
alors
à préparer
doucement ses malles
c'est une dame
qui m'a raconté
nombre de départs
parce qu'à
Venise
milanais et romains
de condition
y ont élu
épisodiquement domicile
pour faire semblant
d'oublier
les affaires et le
reste
drôle de royaume
déchu
sans vie sans âme
qui n'est plus qu'emprunt
relique, breloque,
ornement
pour un folklore
bruyant et mondain
Venise n'est plus ville
où l'on vit
où l'on meurt
mais ville où
tout un cirque passe
mais ne demeure
sous ce chapiteau cossu
pourtant
il convient de mieux
regarder, d'écouter
de vrais vénitiens
vivent
font leur course
se saluent au bas
des portes
échangent
trois quatre mots
ce n'est pas que
légende
et c'est mon tour
de saluer
ces gens de scène
sans costume
avec mon bâton
en main
que je frappe sur
la carte
à Trieste.
Suite : Italie, Trieste